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en tournant le dos au donneur d’avis. Malgré cet échec, les convictions de Boisguillebert s’exaltèrent au spectacle d’une misère toujours croissante. Il consacra dix ans de sa vie à refondre son livre avec de nouveaux développemens, à lui donner une forme plus incisive, après quoi il publia son nouveau travail sous ce titre, qui sent le pamphlet : le Factum de la France. Le contrôle des finances était alors confié à Chamillart. Ce ministre bien intentionné, mais timide et irrésolu, parce qu’il était d’une intelligence médiocre, manda Boisguillebert, applaudit à ses idées mais s’excusa d’en faire l’essai, prétextant l’impossibilité d’opérer une réforme radicale en temps de guerre. Boisguillebert répondit, non au ministre, mais au public ; il osa lancer, comme Supplément au Détail de la France, une brochure de quelques pages, dans laquelle il fait une vive énumération des abus les plus désastreux, et se demande s’il faut attendre la paix pour y porter remède[1]. Il ne fallait pas un médiocre courage pour risquer un pareil écrit en 1707, précisément à l’époque où un arrêt du conseil frappait l’illustre Vauban. La vengeance fut toutefois modérée ; de puissans protecteurs en amortirent les coups. Boisguillebert, menacé dans sa fortune par un exil en Auvergne, obtint peu de temps après l’autorisation de reprendre sa charge à Rouen. Il y mourut en 1714, honoré par ses concitoyens comme magistrat dévoué, mais injustement dédaigné comme écrivain politique. Tous les historiens littéraires l’ont négligé ; Voltaire seul a cité son nom jusqu’à huit fois, et toujours avec un accent de mépris qu’il est difficile de s’expliquer.

Les idées pratiques de Boisguillebert ont une telle affinité avec celles de Vauban, que les malveillans ont fait crime au maréchal d’avoir prêté à un rêveur obscur l’autorité de son nom. Toutefois, Saint-Simon affirme que ces deux citoyens, également passionnés pour le bien public, se rencontrèrent au même but sans se connaître. Comme Vauban, Boisguillebert propose de remplacer les divers genres de contribution par un impôt du dixième prélevé sur tous les biens ou revenus sans exception ; mais il veut avec raison que cette dîme soit toujours perçue en numéraire et jamais en nature. Le maréchal dévoile les faits qui le révoltent avec la franche indignation d’un noble soldat ; le magistrat rouennais, en accomplissant son devoir de citoyen, cède souvent à cette curiosité philosophique qui veut approfondir les phénomènes et systématiser ses découvertes. Sa puissance analytique est médiocre, et

  1. Tous les paragraphes de cet opuscule commencent par cette formule : Faut-il attendre la paix pour…