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ÉCONOMISTES FINANCIERS DU XVIIIe SIÈCLE.

l’inertie de ces faux hommes de bien, qui n’affectionnent que leur aisance et leur tranquillité égoïste : il sent bien que l’heure n’est pas venue de soustraire le pauvre peuple « à cette armée de traitans, de sous-traitans, avec leurs commis de toute espèce, sangsues d’état, dont le nombre serait suffisant pour remplir les galères, mais qui, après mille friponneries punissables, marchent la tête levée dans Paris comme s’ils avaient sauvé l’état. » En effet, un arrêt du conseil ne tarda pas à ordonner la saisie et la destruction du Projet de dîme royale. « Ce ne fut donc pas merveille, dit à ce sujet le duc de Saint-Simon, si le roi, prévenu et investi de la sorte, reçut très mal le maréchal de Vauban lorsqu’il lui présenta son livre. On peut juger si les ministres lui firent meilleur accueil. De ce moment, ses services, sa capacité militaire unique en son genre, sa vertu, l’affection que le roi y avait mise jusqu’à croire se couronner de lauriers en l’élevant, tout disparut à ses yeux. Il ne vit plus en lui qu’un insensé pour l’amour du bien public, et qu’un criminel qui attentait à l’autorité de ses ministres, par conséquent à la sienne. Il s’en expliqua de la sorte sans ménagement. Le malheureux maréchal, porté dans tous les cœurs français, ne put survivre aux bonnes graces de son maître, pour qui il avait tout fait. Il mourut peu de mois après, ne voyant plus personne, consumé d’une affliction que rien ne put adoucir, et à laquelle le roi fut insensible jusqu’à ne pas faire semblant qu’il eût perdu un serviteur si utile et si illustre. » Les arrêts de condamnation portent la date du 14 février et du 19 mars 1707, et Vauban mourut le 30 de ce dernier mois. Ainsi l’intrépide guerrier succomba de cette même faiblesse qu’on a reprochée à un timide poète : comme Racine, il mourut d’une disgrace.

Pierre Le Pesant, sieur de Boisguillebert, est à peine connu. On sait vaguement qu’il était lieutenant-général au bailliage de Rouen, qu’après avoir consacré ses loisirs de jeunesse à des traductions ou à des fantaisies littéraires, il concentra ses méditations sur les affaires publiques. Un livre qu’il publia en 1697, sous le titre de Détail de la France, passa inaperçu. Tel doit être le sort de presque tous les plans de réforme financière qui, en général, ne peuvent être bien compris que par ceux qui ont intérêt à ne pas les admettre. Le duc de Saint-Simon raconte que Boisguillebert, « dont l’esprit vif avait du singulier, » sollicita du contrôleur des finances Pontchartrain l’honneur de lui exposer ses idées : « Je sais bien, dit-il, que son excellence me prendra d’abord pour fou, mais en second lieu elle se rendra à mon système. — Je m’en tiens au premier point, » répondit le pétulant ministre