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charge, les bons marchands, les bourgeois rentés et les plus accommodés, on ne peut pas compter sur cent mille familles. » Une enquête faite dans l’élection de Vézelay, mais dont les résultats paraissent applicables à d’autres cantons, révèle que « la septième partie des maisons est à bas, la sixième partie des terres en friche, et les autres mal cultivées. » Dans un mouvement de généreuse indignation qui prête à sa parole inculte une sorte d’éloquence, Boisguillebert s’écrie : « Faut-il attendre la paix pour sauver la vie à deux ou trois cent mille créatures au moins qui périssent toutes les années de misère, surtout dans l’enfance, parce que les mères manquent de lait faute de nourriture, ou qui, dans un âge plus avancé, n’ayant que du pain et de l’eau, sans lit, sans vêtemens, et dépourvues de forces suffisantes pour le travail, qui est leur unique revenu, succombent avant même d’avoir atteint le milieu de leur carrière ? »

Dans une pareille confusion, il n’eût pas été possible d’observer les ressorts du gouvernement, et toute tentative pour asseoir systématiquement les bases d’une science nouvelle eussent été prématurées. Les hommes de bien qui se laissaient émouvoir au spectacle de la détresse publique n’étaient frappés que d’un seul fait, le désordre des finances. Ainsi furent-ils conduits à ce genre de travaux qui justifie leur titre d’économistes financiers. Vénérables précurseurs des économistes théoriciens, ils s’en tinrent à une sorte d’empirisme qui consiste à exposer le mal sans remonter à son principe, et à en chercher le remède avec sincérité. Au rebours des écoles qui devaient régner par la suite, ils s’occupent beaucoup moins de la production des richesses que d’une équitable répartition de la fortune acquise. Toutes leurs sympathies sont pour les faibles, et ils se constituent d’office les avocats de ceux qu’on opprime, sans le moindre espoir de popularité.

Aussi, quoique les mémoires économiques de Vauban et de Boisguillebert ne puissent plus nous intéresser qu’à titre de renseignemens historiques, il est difficile de les lire sans une émotion respectueuse. L’ingénieur qui a laissé l’un des plus grands noms dans son art, celui dont les conceptions se distinguent, au jugement de Carnot, par un prodigieux agencement « de combinaisons profondes et de chefs-d’œuvre d’industrie, » l’infatigable soldat qui construisit trente-trois places neuves, restaura trois cents places anciennes, conduisit cinquante-trois siéges, et paya de sa personne dans cent quarante actions vigoureuses, le maréchal de Vauban déployait dans l’exercice des vertus civiques un genre de mérite beaucoup plus rare que l’intrépidité militaire. Obligé par les fonctions qu’il remplit si dignement