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à la pluie avec un habit en lambeau, persuadés qu’ils étaient qu’un bon habit serait un prétexte infaillible pour les surcharger l’année suivante. » Quant à la manière d’opérer les recouvremens, hors le fer et le feu, dit encore Vauban, tous moyens étaient bons pour contraindre le taillable à s’exécuter. L’arrivée des collecteurs mettait, pour ainsi dire, un village en état de siége. Ne pouvant s’abuser sur la haine qu’ils excitaient, les commis n’osaient pas s’aventurer isolément, et c’était par escouades de six à sept hommes bien armés qu’ils allaient réclamer, au nom du roi, l’entrée de chaque maison.

Les aides, les traites ou douanes, les gabelles, la ferme des tabacs, ou pour parler le langage de notre temps, les contributions indirectes, affermées à des compagnies de traitants rapaces, donnaient lieu à des abus non moins irritans pour les particuliers, non moins funestes à la prospérité publique. On calcula au siècle dernier que, pour faire entrer 30 millions dans les caisses de l’état par le moyen des aides, la dépense effective était de 60 millions, le préjudice causé aux propriétaires de 80 millions, c’est-à-dire qu’on sacrifiait 140 millions pour en gagner 30. Le sel, que Vauban appelle « une manne dont Dieu a gratifié le genre humain, » était tellement enchéri par les impôts, que le paysan au lieu de spéculer sur les salaisons, se privait d’assaisonner ses propres alimens. Il y avait même beaucoup de provinces où cette triste économie n’était pas possible. C’étaient les pays dits de grande gabelle, où tout chef de famille était forcé d’acheter annuellement le sel du décor, c’est-à-dire une certaine quantité de sel qu’on lui envoyait d’autorité, et qu’il devait payer, quels que fussent d’ailleurs les besoins de sa consommation. En affermant à une compagnie l’exploitation financière d’une contrée, il fallait l’autoriser à circonscrire cette localité par des barrières ; de là ce réseau de douanes intérieures qui entravait tout essor commercial. Le hasard ou la faveur augmentaient ou diminuaient les charges de chaque canton. Il y eut, par exemple, un moment où, dans l’élection de Mantes, on devait acquitter onze droits divers pour parvenir à la vente des boissons ; aussi la consommation y tomba-t-elle en peu de temps de soixante mille pièces de vin à quatre mille. Boisguillebert a calculé que les produits de la Chine ou du Japon importés en France augmentaient à peine dans la proportion de 4 à 1, tandis que les liqueurs expédiées à l’intérieur d’une province à l’autre subissaient une augmentation de vingt fois leur valeur, de sorte, ajoute-t-il, que les paysans du nord de la France, condamnés à boire de l’eau, auraient pu acheter du vin, si, au lieu de s’adresser aux vignerons de l’Orléanais, ils avaient pu s’ap-