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L’INDE ANGLAISE.

chatouille légèrement le dormeur, qu’il semble magnétiser, de manière que celui-ci se retire instinctivement et finit par se retourner en laissant le drap plié derrière lui. Si l’Européen se réveille et veut saisir le voleur, il trouve un corps glissant qui lui échappe comme une anguille ; si pourtant il parvient à le saisir, malheur à lui, le poignard le frappe au cœur, il tombe baigné dans son sang, et l’assassin disparaît. » Les Anglais emploient pour détruire cette race terrible un système de corruption assurément bien permis, et la poursuivent avec une énergie soutenue qui la fera disparaître un jour avec celle des thugs ou étrangleurs.

Mais nous avons hâte d’arriver au moment où le récit prend un caractère plus vif et plus sérieux. « Au mois d’avril 1832, dit le narrateur, il m’avait été accordé d’acheter une sous-lieutenance dans le 55e régiment de l’armée anglaise, suivant le tarif ordinaire de 11,000 francs, faveur insigne, puisqu’au moment où je l’obtenais, près de cinq mille concurrens étaient sur les rangs, tous l’argent à la main. » Les compagnons d’armes du nouvel officier pourvoient gracieusement à son équipement ; l’un lui donne une vieille tente, l’autre un poney arabe, le voilà qui part pour rejoindre le 55e régiment (cantonné à Bellary, chef-lieu des districts cédés par le nizam) avec une suite mesquine de dix serviteurs et une faible escorte de quatre cipayes. Dès le second jour, le jeune sous-lieutenant explore les ruines du vieux Hyderabad (Seroonagar), à deux lieues de la ville actuelle, et les tombes de la dynastie des Koutabshah, semées dans une plaine « au pied de la forteresse de Golconde, petite aire de vautours pittoresquement élevée sur un massif de rocher. » Mais n’approchons pas de ce rideau de murailles assez basses qui courent sur la crête des rocs ; c’est là que le nizam cache ses trésors ; aucun Européen n’y pénètre, sous aucun prétexte ; un coup de fusil éloignerait à l’occasion le téméraire qui s’approcherait trop des remparts. Descendons plutôt dans ce parterre d’immortelles soigneusement cultivées. Au fond d’une niche creusée dans un petit obélisque de granit, brûle une lampe qu’entretient souvent un fakir musulman : ce tombeau, vénéré du peuple, est celui de Raymond, officier français au service du nizam dans des temps plus heureux.

De cet ancien officier, confondu dans le souvenir des Hindous avec les nababs du pays, aux officiers anglais, dont les constans efforts tendent à trancher le plus possible avec les naturels, la distance est grande. L’esprit français a un besoin irrésistible de fraterniser avec l’étranger, de se l’assimiler en faisant parfois les premières avances.