Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 5.djvu/549

Cette page a été validée par deux contributeurs.
545
L’INDE ANGLAISE.

cinq lieues par jour, afin de donner au convoi le temps d’arriver. » Ceci posé, le lecteur n’a plus d’inquiétude sur les fatigues d’un voyage au centre de la presqu’île indienne. Sous sa tente, l’officier anglais trouve tout le luxe, tout le comfort auxquels il est habitué dès son enfance. En 1839, nous avons entendu des passagers du steamer de Bombay s’indigner tout haut de ce qu’on ne trouvait pas d’eau de seltz sur les bords de la mer Rouge ! Mais, le long du chemin, les voyageurs firent une de ces rencontres qui sont pour toute la vie une terrible leçon. Dans le vieux fort d’Ongole, à demi ruiné, couronné de longues plantes parasites, végète un capitaine, chassé de son corps « pour avoir cédé à une tentation fatale et friponné au jeu. » Attaché au second régiment de vétérans indigènes, il n’a plus d’avancement à espérer ; l’officier qui passe ne frappe pas à sa porte, et il vit là avec une épouse dévouée, entouré d’enfans qu’il élève avec le plus grand soin, plein du souvenir de sa faute, dans la solitude la plus absolue ! Ceux qui se donnent à travers le monde pour les dominateurs souverains doivent, on le devine, veiller scrupuleusement au maintien de l’honneur. Il y a deux ans, un conseil de guerre renvoya en Europe un lieutenant convaincu de s’être présenté ivre à la parade.

Bientôt nous arrivons sur les bords du Crichna aux eaux sacrées, qui roule des diamans, de l’or, des pierres précieuses, et prend sa source dans la chaîne occidentale des Ghattes, chez les Mahrattes, pour venir se perdre sur la côte opposée, à l’entrée du golfe de Bengale. C’est dans des paniers ronds, faits de joncs et de feuilles de palmiers, qu’on traverse, en pirouettant d’un côté sur l’autre, ce fleuve, dont le courant trop rapide engloutirait des barques de forme allongée. Le Crichna sert de limite méridionale à ce royaume de Golconde, successivement entamé par les Mahrattes, par les Maissoriens et surtout par les Anglais. Son territoire est aujourd’hui de quarante-sept mille sept cents lieues carrées, sa population de douze millions d’habitans. Une fois au bord du fleuve, le pays devient plus sauvage. « Les traces des bêtes féroces, particulièrement celles du tigre, se rencontrent à chaque pas… Les villages, plus rares, sont tous entourés de palissades, et près de chaque hameau s’élève à dix pieds au-dessus du sol une cage en bois, d’où les chasseurs guettent le passage du monstre qui vient rôder la nuit près des habitations de l’homme. » Transis de frayeur, les porteurs de palanquins s’arment chacun d’une torche enflammée et poussent des cris effroyables en courant de toute leur vitesse. Dans cette contrée dangereuse, nos voyageurs sont rejoints par des cavaliers irréguliers du nizam (souverain du royaume) montés sur de jolis