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au lit avant le soir, chercher le sommeil avant l’heure. Il aimait le sommeil comme La Fontaine, et il l’a chanté en des vers délicieux, peu connus, et que nous demandons à citer, comme exemple du jeu facile et habituel de cette fantaisie sensible.

LE SOMMEIL.

Depuis que je vieillis, et qu’une femme, un ange,
Souffre sans s’émouvoir que je baise son front ;
Depuis que ces doux mots que l’amour seul échange
Ne sont qu’un jeu pour elle et pour moi qu’un affront ;

Depuis qu’avec langueur j’assiste à la veillée
Qu’enchante son langage et son rire vermeil,
Et la rose de mai sur sa joue effeuillée,
Je n’aime plus la vie et j’aime le sommeil :

Le sommeil, ce menteur au consolant mystère,
Qui déjoue à son gré les vains succès du temps,
Et sur les cheveux blancs du vieillard solitaire
Épand l’or du jeune âge et les fleurs du printemps.

Il vient ; et, bondissant, la jeunesse animée
Reprend ses jeux badins, son essor étourdi ;
Et je puise l’amour à sa coupe embaumée
Où roule en serpentant le myrte reverdi.

Comme un enchantement d’espérance et de joie,
Il vient avec sa cour et ses chœurs gracieux,
Où, sous des réseaux d’or et des voiles de soie,
S’enchaînent des esprits inconnus dans les cieux ;

Soit que dans un soleil où le jour n’a point d’ombre,
Il me promène errant sur un firmament bleu,
Soit qu’il marche, suivi de sylphides sans nombre
Qui jettent dans la nuit leurs aigrettes de feu :

L’une tombe en riant et danse dans la plaine,
Et l’autre dans l’azur parcourt un blanc sillon ;
L’une au zéphyr du soir emprunte son haleine,
À l’astre du berger l’autre vole un rayon.

C’est pour moi qu’elles vont ; c’est moi seul qui les charme,
C’est moi qui les instruis à ne rien refuser.