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LITTÉRATURE DU MOYEN-ÂGE.

caire, avec un peu de précipitation, tant il est pressé d’aller rejoindre son cher Joinville.

Plusieurs fois il vint à la cour de France, notamment pour négocier le mariage de Thibaut, comte de Champagne, avec Isabelle, fille de saint Louis. Quand le roi de France appela ses barons à une seconde croisade qui devait finir encore plus tristement que la première, Joinville se défendit d’y prendre part alléguant d’abord une fièvre quarte, puis tout ce que ses vassaux avaient souffert d’une semblable expédition. L’enthousiasme pour les entreprises d’outre-mer commençait alors à s’épuiser ; on le sent aux excuses de Joinville. Certes, ce n’était pas faute de courage qu’il refusait de répondre à l’appel du roi, car, en 1315, âgé de quatre-vingt-dix ans, requis par Louis-le-Hutin, en sa qualité de sénéchal de Champagne, de marcher contre les Flamands, il ne déclina point ce service dont son âge l’aurait pu dispenser, se contenta de demander un mois de délai, et rejoignit l’armée. On a la lettre dans laquelle il se justifie de n’être pas parti sur-le-champ ; elle rappelle d’une manière touchante la familiarité tendre à laquelle saint Louis l’avait accoutumé. Le vieillard s’en excuse au jeune roi avec une bonhomie naïve. « Sire, ne vous déplaise de ce que je, au premier parler[1], ne vous ai appelé que mon seigneur, car autrement n’ai-je fait à mes seigneurs les autres rois qui ont été avant vous. »

Joinville écrivit ses mémoires très tard, après l’an 1305 ; il avait alors quatre-vingts ans. Il y avait plus de cinquante ans qu’il était revenu de la croisade. On doit admirer la vivacité et la chaleur de ses souvenirs. Cette date explique aussi son goût pour les petits récits, défaut et grace de la vieillesse. On aime à voir, après un demi-siècle, le vieux sénéchal rendre un dernier hommage au roi qui fut son ami et qu’il va rejoindre.

Tout nous dit qu’il fut fidèle à cette mémoire ; le nom de Joinville reparaît à l’occasion des honneurs qu’elle reçut si justement de l’église. On voit avec plaisir le sire de Joinville figurer parmi ceux qui déposèrent pour la canonisation du saint roi. Certes nul document n’eût été plus propre à faire apprécier ses vertus que le récit ingénu de celui qui ne le quitta presque pas durant six années, et qui retrace avec tant de charme l’héroïsme du guerrier, la débonnaireté du monarque et la candeur du saint. Lui-même nous apprend que dans ses songes il revoyait son maître chéri et se plaisait à le recevoir en son château de Joinville. Il avait fondé une petite chapelle dans laquelle

  1. Au commencement de ma lettre.