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L’ÎLE DE BOURBON.

plage où la vague semble crier un éternel qui vive ! À ces mêmes heures, la grosse et folle joie retentit dans les faubourgs, dans les baraques échelonnées le long du ravin, aux bords de la rivière ; c’est là qu’habitent de jeunes filles de couleur, esclaves encore comme l’indique leur pied nu qui s’échappe de dessous la robe de soie, et libres de mener la vie qu’elles veulent, pourvu qu’une somme fixe soit remise au maître à la fin de la semaine ; des mulâtresses libres, connaissances anciennes des navigateurs de la mer des Indes, chez qui les marins des vieux temps se réunissent pour causer de négriers chassés par les croiseurs, ou de traitans qui cherchent fortune au pays des Hovas ; enfin des personnes de sang croisé, malgache ou indien, au teint foncé, mais aux traits fins, à la longue chevelure soyeuse, d’origine libre, parfaitement distinctes du type africain par la délicatesse du profil et la petitesse du pied. Toute cette population, qu’il ne faut pas confondre dans une même classe, a cela de commun, que ses désirs ne s’étendent pas au-delà du rocher sur lequel la nature l’a fait naître ; elle forme avec les petits blancs, répandus dans les campagnes, la portion vraiment stable des indigènes. Enfin, dans les rues plus écartées, quand la nuit s’avance, la mandoline grossière, faite d’un arc de bois auquel pend une calebasse vide, résonne çà et là, raclée par un noir en gaieté qui bondit en répétant son refrain, et applique l’instrument à son oreille comme pour se saturer de ces sons peu harmonieux qui lui rappellent l’Afrique. Le matelot attardé, qui n’est pas rentré à bord au coup de canon, fuit, traqué par les patrouilles, et l’étranger inconnu est réduit à s’aller distraire aux théâtres ambulans qui s’établissent dans les trois principales localités de la colonie, lorsque s’y arrêtent par hasard quelques acteurs en tournée revenant de Batavia au Bengale ; à ces artistes se joignent quelques amateurs, et le vaudeville se joue tant bien que mal.

À Bourbon, les agrémens de la vie consistent dans la douceur du climat, dans la paix d’un intérieur respecté, dans les relations amicales avec des voisins égaux en position, unis par la communauté d’intérêts. Toutefois, ce qui distingue particulièrement la petite colonie africaine de celles qu’a conservées la France dans les îles et sur la côte d’Amérique, c’est que, plus isolée, abandonnée même de la métropole durant une période de crise, elle a dû à ses propres efforts, à ses seules forces, le développement de sa culture, la prospérité remarquable dont elle a joui ; il est arrivé de là que ses habitans ont dans le caractère beaucoup d’indépendance. L’émancipation des noirs, proclamée