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de ces spectacles honteux pour l’humanité : chassons loin de nous le souvenir de ces histoires, de ces faits qu’on voudrait n’avoir ni vus ni entendus ; continuons notre route par-delà la ravine des Avirons, qui sert de limite aux dunes. La nuit vient, le soleil se cache derrière les mornes, qui projettent jusque sur l’Océan leurs ombres immenses ; peu à peu, sur le ciel un instant désert, s’allument les planètes et les constellations de l’hémisphère austral ; au-dessus de nos têtes scintillent les deux groupes d’étoiles à demi nébuleuses que les marins appellent dans l’Océan Pacifique les Magellans, dans l’Océan indien Maurice et Bourbon. La lune, comme accrochée sur la cime d’un cratère éteint, laisse tomber ses lueurs étranges à travers les ravins, les fissures des montagnes ; à cette heure, tout travail a cessé dans l’île ; le noir, qui siffle en courant à travers les cannes, est parti en course pour son propre plaisir, non pour le service du maître ; insouciant de la menace et du châtiment, tant que les ténèbres le cachent, il vagabonde.

Saint-Leu, joli bourg resserré entre la plage et des collines abruptes, bâti parallèlement à la mer, ne consiste guère qu’en une longue rue plantée de ces cèdres effilés qui décorent les quais de Pondichéry. C’est le grand entrepôt des cafés de la partie sous le vent ; les produits de cette côte, moins battue par la tempête, n’ont pas la saveur alcaline qu’on reproche avec un peu de prévention peut-être à ceux de la partie du vent. Toutefois, on conçoit qu’un terrain plus sec, plus semblable à celui de l’Yemen, soit aussi plus favorable au développement et à la maturité parfaite d’un fruit apporté de cette contrée. Les gourmets non-seulement distinguent, en le buvant, sur quelle partie de l’île a été cueilli le café, mais encore se vantent de reconnaître le crû, l’habitation, le coin du champ où la fève a mûri. Sans pousser aussi loin l’art de la dégustation, on ne peut s’empêcher d’admettre l’excellence des cafés de l’île Bourbon et de déplorer cette manie qu’ont eue les planteurs de substituer, en maints endroits, à la culture d’un arbuste qui faisait leur véritable richesse, celle de la canne à sucre, multipliée dans tant de colonies d’une façon extraordinaire et remplacée même dans des latitudes tempérées avec quelque succès[1]. Ceci explique le cri

  1. Les caféteries de Bourbon, qui donnaient, en 1832, 1,129,750 kilogrammes, ne rapportaient plus, en 1836, que 928,200 kilogrammes, tandis que les sucreries présentent pendant la même période une progression croissante dont le chiffre s’élève de 19,264,900 kilogrammes à 23,384,116 kilogrammes. La culture du giroflier semble être la seule qui se soit maintenue d’une façon à peu près égale ; la moyenne pendant le cours des mêmes années, a été de 403,506 kilogrammes. Cette précieuse denrée est expédiée en grande partie dans les Indes, d’où la colonie tire en retour