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qui arrivent par myriades à certaines époques, ou bien, remontant les cours d’eau, ils cherchent l’anguille, que son instinct porte à tourner le dos à la mer, à atteindre les bassins assez profonds, pour ainsi dire suspendus à moitié du chemin des montagnes, où l’on s’étonne de la rencontrer. Dans les habitations situées sur le bord de la plage, il y a aussi un noir pêcheur chargé d’alimenter la table des produits de la mer et des ruisseaux[1]. L’Océan doit nourrir l’insulaire.

Le Rempart du Bois-Blanc est véritablement un mur coupé à pic, planté de très beaux arbres éclaircis par la hache, à travers lesquels on découvre le Brûlé, se déroulant depuis les flancs du piton de Fournaise jusqu’à la mer. Arrivé là le cœur manque pour traverser cette sombre et morne solitude qui n’est ni dorée comme le désert, ni nuancée de lichens comme les roches les plus arides. Le soleil, plus brûlant encore après l’orage, faisait mieux sentir le prix des frais ombrages du Rempart. Je conçois parfaitement que beaucoup d’habitans de l’île se soient arrêtés sur la hauteur, sans aller au-delà. Il fallut, au pas de ma mule fatiguée, suivre la rampe par laquelle on descend en pente douce sur le champ de lave : n’ayant plus d’autre ombre que celle de mon chapeau, j’en conclus qu’il était midi. Cependant il soufflait du large une brise vivifiante ; la chaleur ne semblait point étouffante comme au Bengale, mais ferme et presque agréable comme sur le littoral du Pérou. La grande difficulté, c’était de faire passer une mule prudente et circonspecte à travers les mille crevasses du sol ; rebelle à toute direction de ma part, la bête s’obstinait à choisir la route : tantôt tendant le pied pour sonder des pâtés de lave enroulés comme d’énormes colimaçons, tantôt se rassemblant pour franchir avec confiance une large fissure, elle trottait, et marquait avec les mouvemens de son oreille les impressions d’un instinct curieux à étudier.

Cette plaine désolée était, il n’y a pas long-temps, couverte de forêts, depuis le pied de la Fournaise jusqu’à la mer, comme les contrées environnantes. Un soir, le volcan se couronna de flammes et de fumée ; de la forge en travail se mirent à ruisseler avec un pétillement extraordinaire des torrens, des rivières de feu ; puis la lave, s’avançant ici par avalanches et là par larges nappes, enleva les grands bois tout debout et comme implantés sur cette matière incandescente, dont

  1. Le produit annuel de la pêche peut s’élever à cent cinquante mille kilogrammes de poissons frais ; cette industrie occupe environ cinq cents individus libres et esclaves, et emploie près de deux cents embarcations.