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depuis quinze ans, grace aux mesures énergiques prises par les gouvernemens ; c’est un grand pas de fait vers la solution du problème qui occupe maintenant les nations civilisées et chrétiennes.

Le lendemain matin, aux premiers rayons du soleil colorant les hautes cimes et refoulant les brumes sur le lit des ruisseaux, je déjeunais sous la galerie, quand un jeune homme de bonne mine, le chapeau de latanier sur les yeux, la veste blanche sur le dos, passa, faisant pieds nus une sorte de course au clocher à travers les bois et les champs. C’était un chasseur de chèvres ; l’île de France a des cerfs, mais, je le parierais, les Anglais nous envient ce sport particulier qui consiste à poursuivre à pied, par monts et par vaux, le plus agile des quadrupèdes. Le créole, nous voulons dire le petit blanc, le paysan, l’ouvrier né dans la colonie, a les instincts de ses ancêtres, jetés par aventure sur des terres désertes. Au péril de sa vie, il ira dénicher le fou dans les trous des rochers, plutôt que de cultiver son champ ; plutôt que de travailler dans un atelier, il se livrera aux plus dangereux, aux plus fatigans exercices. Restreint dans son île envahie par les cultures, pour satisfaire cette passion de mouvement, il gravira les montagnes, comme l’oiseau qui pointe faute de pouvoir étendre son vol. Or, dans la chasse aux chèvres, il s’agit de prendre la bête vivante, de la dompter, de la conquérir au troupeau ; le créole part pieds nus, sous prétexte qu’aucune chaussure ne résisterait aux ronces et aux cailloux, s’avance au milieu des buissons les plus touffus, les plus inextricables, franchit les ruisseaux en sautant d’une pierre sur l’autre, ou se sert du lit des torrens comme d’une route pour pénétrer au cœur de la montagne ; là où une fissure profonde dans le rocher interrompt sa marche, il saisit une liane et s’élance par l’effet du balancement par-delà l’abîme. De la région des palmistes, il passe, à six cents toises au-dessus du niveau de la mer, dans celle des calumets, espèce de roseau plus mince et presque aussi élevé que le bambou, dont il coupe un nœud pour en faire un tuyau de pipe ; de là, il monte dans la région des mimosas, puis enfin dans celle des bruyères. Sur sa route, il dépiste quelque vieux bouc à barbe grise signalé dans le canton pour s’être montré imprudemment certain soir à des hauteurs fabuleuses, sur une roche pelée. Cette recherche a demandé plusieurs jours ; il a fallu camper, allumer là haut un grand feu qui d’ailleurs indique aux villages la position du hardi chasseur. Dès qu’il a vu la bête, le créole ne la quitte plus ; il s’attache à ses pas, la relance de ravin en ravin, la force à descendre, la harcèle dans ses repaires les plus cachés, jusqu’à ce que, lui ayant coupé la retraite, il se jette dessus comme un limier.