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s’asseoir patiemment sur le bord, en attendant que le petit fleuve ait fini de couler, et souvent même il ne leur sera plus loisible de retourner en arrière, s’ils se sont imprudemment laissés prendre entre deux ruisseaux.

À quelques milles de Saint-Denis, on traverse Sainte-Marie, dont les jolies habitations, enfouies sous les cocotiers, se mirent dans une rivière limpide ; Sainte-Suzanne, dont les champs sont entourés de haies épineuses pleines de petites lianes aux fleurs jaunes, humble village au milieu de riches plantations ; puis on aborde les vergers de Saint-André. Là s’élèvent de beaux girofliers, hauts de six à huit mètres et cachant sous leur feuillage dense et menu les caféiers d’un vert foncé. Quand le clou de girofle a formé sous la feuille sa tête en étoile, on secoue l’arbre, on fait tomber la précieuse épice sur les toiles tendues à terre, on cueille à la main ce qui résiste encore à l’ébranlement donné aux branches. C’est de novembre à janvier que cette dernière récolte a lieu dans toute la colonie, puis vient celle du café. La fève, d’abord blanchâtre et molle, se colore et se durcit sous un soleil tropical, malgré sa pulpe épaisse, qu’il faut bien se garder d’enlever quand la maturité est parfaite, sous peine de perdre tout l’arôme. Au temps de la découverte, on trouva dans l’île une espèce de caféier sauvage, qui fit supposer plus tard, avec raison, que l’arbuste cultivé pourrait réussir ; jusqu’alors on ne s’était guère occupé que de planter du tabac, de semer des grains nourriciers et d’élever des bestiaux. En 1717, M. Dufougerais-Grenier (son nom mérite d’être cité) apporta de Moka et introduisit l’espèce qui a donné depuis de si beaux résultats ; mais, malgré l’abri que lui prête le giroflier, l’arbuste fragile a eu tant à souffrir des ouragans durant le dernier siècle, les terres ont été si épuisées par une culture continuelle, et enfin la canne a si bien tenté les colons par l’abondance et la régularité des récoltes, car l’orage les peut détruire seulement pour une année, que peu à peu les sucreries se sont multipliées, au détriment des plantations de café. Il est à craindre que les habitans de Bourbon ne regrettent désormais d’avoir négligé une culture parfaitement adaptée à leur climat, et qui n’est point exposée, comme la canne, à une concurrence redoutable. L’introduction du giroflier et de bien d’autres arbres à épices est due, comme on le sait, à M. Poivre ; les premières graines furent distribuées aux habitans en 1772.

On laisse derrière soi Saint-André, village assez considérable, dont les maisons dispersées, faites en bois, la petite église isolée sur une place, les alentours couverts d’une végétation serrée, rappellent ces