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mites chrétiens, les couvens en Europe et les extravagances des fakirs en Orient, se rabat, dans la civilisation moderne, sur l’isolement des condamnés. Cette dernière forme n’est ni la moins déraisonnable ni la moins absolue.

On comprend les solitaires de la Thébaïde. C’étaient des hommes de choix qui allaient porter dans le désert les aspirations d’une ame détachée du monde et pleine de Dieu. À défaut de la société, ils avaient la nature, avec laquelle ils s’entretenaient, dans un sublime dialogue, des merveilles de la création et des problèmes de la destinée. La solitude s’animait pour eux ; elle n’était qu’un espace ouvert où leur intelligence s’orientait et se développait plus librement, ils y entraient exilés, ils en sortaient prophètes. Et c’est à eux sans doute que Zimmermann a songé en écrivant : « De profondes méditations dans des lieux solitaires élèvent l’esprit au-dessus de lui-même, échauffent l’imagination et font naître les sentimens les plus sublimes. L’ame y goûte une satisfaction plus pure, plus continue, plus durable et plus féconde. Là vivre n’est autre chose que penser ; à chaque pas, l’ame marche dans l’infini. »

Mais autre chose est la solitude, dans l’état de liberté, au milieu des grandes scènes de la nature ; autre chose est la solitude au fond d’un cachot. Celle-ci, loin d’élever l’ame, l’irrite ou l’abat. La plus grande anxiété de Gonfalonieri au Spielberg était la crainte de perdre la raison, qui paraissait, selon son expression, toujours prête à s’échapper. Sylvio Pellico répondait à son geôlier qui lui rappelait l’inexorable consigne du silence : « Je ne le puis ; la solitude continue est pour moi un tourment si cruel, que jamais je ne résisterai au besoin de laisser tomber quelques paroles de mon gosier et d’engager mon voisin à me répondre ; et si ce voisin ne me répondait pas, j’adresserais la parole aux barreaux de ma fenêtre, aux collines qui sont devant mes yeux, aux oiseaux qui volent dans l’air. »

Voilà l’impression que produisait sur des esprits cultivés, sur des ames droites, l’isolement dans la prison. Que sera-ce des intelligences incultes et des cœurs gangrénés ! « En me trouvant soudainement seul dans ma cellule, disait un détenu au chapelain de Philadelphie, je me sentis frappé de terreur à l’idée que Dieu était venu contre moi pour me détruire. Pendant quelque temps, la nuit, je ne pouvais pas dormir. » Un autre détenu racontait à MM. De Beaumont et Tocqueville[1] que, pendant les premiers mois de solitude, il était souvent

  1. Du Système pénitentiaire aux États-Unis, appendice.