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REPRISE DE BÉRÉNICE.

de Corneille, la défaite de ce dernier. Mais indépendamment des circonstances particulières qui favorisèrent le premier succès, et sur lesquelles nous reviendrons, il faut reconnaître que Racine a su tirer d’un sujet si simple une pièce d’un intérêt durable, puisque toutes les fois, dit Voltaire, qu’il s’est rencontré un acteur et une actrice dignes de ces rôles de Titus et de Bérénice, le public a retrouvé les applaudissemens et les larmes. Du moins cela se passa ainsi jusqu’aux années de Voltaire. En août 1724, la reprise de Bérénice à la Comédie-Française fut extrêmement goûtée. Mlle Le Couvreur, Quinault l’aîné et Quinault du Fresne, jouaient les trois rôles qu’avaient autrefois remplis Mlle de Champmeslé, Floridor, et le mari de la Champmeslé. Les mêmes acteurs redonnèrent moins heureusement la pièce en 1728. Mais surtout la tradition a conservé un vif souvenir du triomphe de Mlle Gaussin en novembre 1752 : telle fut sa magie d’expression dans le personnage de cette reine attendrissante, que le factionnaire même, placé sur la scène, laissa, dit-on, tomber son arme et pleura[1]. Bérénice reparut encore trois fois en décembre 1782 et janvier 1783 ; ce fut son dernier soupir au XVIIIe siècle. Avant la reprise actuelle, elle avait été représentée en dernier lieu le 7 et le 13 février 1807, c’est-à-dire il y trente-sept ans. M. George jouait Bérénice, Damas jouait Titus, et Talma Antiochus. La pièce ne fut donnée alors que deux fois. Le prestige dont parle Voltaire avait cessé, et Geoffroy, qui a le langage un peu cru, nous dit : « Il est constant que Bérénice n’a point fait pleurer à cette représentation, mais qu’elle a fait bâiller ; toutes les dissertations littéraires ne sauraient détruire un fait aussi notoire. » Talma pourtant goûtait ce rôle d’Antiochus ou celui de Titus, tel qu’il le concevait, et il en disait ainsi que de Nicomède, que c’étaient de ces rôles à jouer deux fois par an, donnant à entendre par là que ce ton modéré, et assez loin du haut tragique, détend et repose[2]. La reprise d’aujourd’hui a réussi ; on n’est pas tout-à-fait revenu aux larmes, mais on accorde de vrais applaudissemens. Jean-Jacques a

  1. Il y eut cinq représentations coup sur coup dans la seconde quinzaine de novembre, en tout sept. Les chiffres conservés des recettes ne répondent pas tout-à-fait à cette haute renommée de succès. Il faut croire à ce succès pourtant d’après l’impression qui en est restée ; La Harpe, dans le chapitre de son Cours de Littérature où il juge l’œuvre, se plaît à rappeler le nom de Gaussin comme inséparable de celui de Bérénice.
  2. Il fut question encore d’une reprise en 1812 ; les rôles étaient même déjà distribués entre Mlle Duchesnois, Talma et Lafont. Talma aurait joué Titus ; mais les choses en restèrent là. On ne conçoit pas, en effet, que la représentation eût été possible sous l’Empire après le divorce : on y aurait vu trop d’allusions.