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POÈTES MODERNES DE LA FRANCE.

rait-on des pages dignes de l’avenir, s’il faut s’interdire, en écrivant, tout sentiment magnanime, toute pensée forte et grande ? La liberté est si naturellement l’amie des sciences et des lettres, qu’elle se réfugie auprès d’elles, lorsqu’elle est bannie du milieu des peuples. C’est vous, messieurs, qu’elle charge d’écrire ses annales, de la venger de ses ennemis, de transmettre son nom et son culte à la dernière postérité. »

« Je n’invente, je ne change rien ; on peut lire le passage imprimé dans l’édition furtive. L’objurgation contre la tyrannie qui suivait ce morceau sur la liberté, et qui en faisait le pendant, est supprimée en entier dans cette édition de police. La péroraison est conservée ; seulement l’éloge de nos triomphes, dont je faisais honneur à la France, est tourné tout entier au profit de Napoléon.

« Tout ne fut pas fini. Quand on eut déclaré que je ne serais pas reçu à l’Académie, et qu’on m’eut rendu mon discours, on voulait me contraindre à en écrire un second ; je déclarai que je m’en tenais au premier, et que je n’en ferais pas d’autre. Des personnes pleines de grace, de générosité et de courage, que je ne connaissais pas, s’intéressèrent à moi. M. Lindsey, qui m’avait ramené de Calais, parla à Mme Gay, laquelle s’adressa à Mme Regnaud de Saint-Jean d’Angely : elles parvinrent à remonter jusqu’au duc de Rovigo et l’invitèrent à me laisser à l’écart. Les femmes de ce temps-là interposaient leur beauté entre la puissance et l’infortune.

« Tout ce bruit se prolongea par les prix décennaux jusque dans l’année 1812. Bonaparte, qui me persécutait, fit pourtant demander à l’Académie, à propos de ces prix, pourquoi elle n’avait point mis sur les rangs le Génie du Christianisme ? L’Académie s’expliqua ; plusieurs de mes confrères écrivirent leur jugement peu favorable à mon ouvrage. J’aurais pu leur dire ce qu’un poète grec dit à un oiseau : « Fille de l’Attique, nourrie de miel, toi qui chantes si bien, tu enlèves une cigale, bonne chanteuse comme toi, et tu la portes pour nourriture à tes petits. Toutes deux ailées, toutes deux habitant ces lieux, toutes deux célébrant la naissance du printemps, ne lui rendras-tu pas la liberté ? Il n’est pas juste qu’une chanteuse périsse du bec d’une de ses semblables. »

L’édition furtive du Discours dont parle M. de Châteaubriand a entièrement disparu. On serait pourtant curieux de savoir comment l’auteur des Martyrs parlait de l’auteur de Tibère. Un exemplaire retrouvé par hasard et des copies du temps me permettent de détacher ce passage :

« Je ne troublerai point la mémoire d’un écrivain qui fut votre collègue et qui compte encore parmi vous des admirateurs et des amis : il devra à cette religion, qui lui parut si méprisable dans les écrits de ceux qui la défendent, la paix que je souhaite à sa tombe. Mais ici même, messieurs, ne serais-je pas assez malheureux pour trouver un écueil ? car, en portant aux cendres