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POÈTES MODERNES DE LA FRANCE.

pourrait plier son éloquence jusqu’à prononcer l’éloge d’un régicide. » Tout cela est raconté au long dans les Mémoires de M. de Châteaubriand, et puisqu’une illustre et précieuse bienveillance nous a laissé dérober ces pages, nous prendrons sur nous de les citer. Comment avoir le courage de poursuivre quand on peut laisser la parole à l’auteur de René ? Notre indiscrétion trouvera son excuse dans notre insuffisance :

« Mon discours étant prêt, je fus appelé à le lire devant une commission nommée pour l’entendre : il fut repoussé. À l’exception de deux ou trois membres[1], il fallait voir la terreur des tiers républicains qui m’écoutaient et que l’indépendance de mes opinions épouvantait ; ils frémissaient d’indignation et de frayeur au seul mot de liberté. M. Daru porta à Saint-Cloud le discours. Bonaparte déclara que, s’il eût été prononcé, il aurait fait fermer les portes de l’Institut, et m’aurait jeté dans un cul de basse-fosse pour le reste de ma vie[2].

« Je reçus ce billet de M. Daru :

Saint-Cloud, 8 avril 1811.

« J’ai l’honneur de prévenir monsieur de Châteaubriand que, lorsqu’il aura le temps ou l’occasion de venir à Saint-Cloud, je pourrai lui rendre le discours qu’il a bien voulu me confier. Je saisis cette occasion pour renouveler l’assurance de la haute considération avec laquelle j’ai l’honneur de le saluer.

« Daru. »

« J’allai à Saint-Cloud : M. Daru me rendit le manuscrit çà et là déchiré, marqué ab irato de parenthèses et de traces au crayon par Bonaparte ; l’ongle du lion était enfoncé partout, et j’avais une espèce de plaisir d’irritation à croire le sentir dans mon flanc. M. Daru ne me cacha point la colère de Napoléon[3], mais il me dit qu’en conservant la péroraison, sauf une douzaine de mots, et en changeant presque tout le reste, je serais reçu avec de grands applaudissemens. On avait copié le discours au château en en supprimant quelques phrases et en en interpolant quelques autres. Peu de temps après, il parut dans les provinces imprimé de la sorte.

  1. M. de Châteaubriand ne dit pas le nom de ces membres ; mais je trouve dans Bourrienne que ceux qui se prononcèrent pour le discours furent Suard, Ségur et Fontanes.
  2. Bourrienne confirme le mot de Napoléon que M. de Châteaubriand rapporte. Ce mot fut dit devant Duroc. (Mémoires de Bourrienne, 1829, in-8o, t. V, p. 246.
  3. M. Fiévée entre dans plus de détails que M. de Châteaubriand sur la colère de Napoléon : « Les cris de la faction philosophique sur les conséquences que pouvait avoir ce discours ont été si violens, que l’empereur en a été étourdi. » M.  Fiè-