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par l’effort, et, si l’on peut dire, avec l’aide de la souffrance, avec l’appui du malheur. C’était bien le moins que cette muse rebelle et fière de la tragédie, après avoir débuté avec lui par le dédain, après l’avoir leurré de faveurs douteuses dont il avait à la fin reconnu la vanité, finît par incliner son front vers lui et par se laisser dérober un de ces chastes baisers qui rendent immortel.

Marie-Joseph était mort le 10 janvier 1811, à l’âge de quarante-six ans, comme si ce nom de Chénier devait toujours porter après lui le souvenir d’un talent brisé avant l’âge. Saint-Just a dit qu’il n’y avait de repos pour un révolutionnaire que dans le cercueil. Le mot ne fut même pas vrai pour Chénier, et le tumulte qui avait agité sa vie recommença sur sa tombe.

La mort de Chénier laissait une place vacante à l’Académie française. L’empereur, qui n’aimait pas M. de Châteaubriand, mais qui avait pour lui ces velléités, ces brusques retours de bienveillance que le plus grand homme du siècle devait naturellement retrouver çà et là pour le premier écrivain de son temps, Napoléon désira que le fauteuil de l’auteur des Nouveaux Saints passât à l’auteur du Génie du Christianisme. Le duc de Rovigo fut chargé de la négociation. M. de Châteaubriand se fit un peu prier : le parti du XVIIIe siècle était en majorité à l’Académie, et cette tanière de philosophes l’effrayait. Enfin il se décida, et envoya des cartes sans faire de visites. L’élection eut lieu, et le vœu de Napoléon fut rempli. Restait le discours de réception, où il fallait parler de Chénier. Or Chénier n’avait jamais manqué une occasion d’attaquer avec aigreur le poète des Martyrs ; le Tableau de la Littérature, qui n’était pas imprimé alors, mais qui avait été lu aux séances de l’Institut, ne contenait, au milieu d’appréciations toutes tempérées et bienveillantes, qu’un seul jugement acrimonieux, et ce jugement, ou plutôt cette diatribe, concernait Atala. Une pareille raison n’eût pas assurément arrêté l’éloge sur les lèvres de M. de Châteaubriand, car ce n’est pas aux causes généreuses que l’illustre écrivain a jamais fait défaut ; mais il ne faut pas oublier que Chénier avait été le dernier représentant de l’école voltairienne dans sa plus vive amertume, et que M. de Châteaubriand était l’auteur du Génie du Christianisme, le chef et en grande partie l’auteur de la rénovation religieuse ; il ne faut pas oublier que Chénier avait pris part au vote du 19 janvier 1793, et que M. de Châteaubriand était alors en France le représentant déclaré et influent des idées monarchiques. Bientôt ce fut le sujet de toutes les conversations ; « on cherchait, dit Bourrienne, à deviner comment le fidèle défenseur des Bourbons