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POÈTES MODERNES DE LA FRANCE.

tragédie dans le goût d’Alfieri, et souvent digne du génie rigide et nu qui a écrit l’Agamennone. M. Villemain, dans une des leçons les plus éloquentes de son cours, a le premier classé Tibère à sa vraie place parmi les pièces qui, au-dessous de celles des maîtres, sont faites encore pour honorer la scène française. Toutefois ce qu’il y a d’étroitement régulier dans Tibère n’échappe pas à l’habile critique, et nous aimons à mettre nos restrictions sous le couvert de son autorité : « L’étiquette rigoureuse, dit-il, qui, sous l’ancienne monarchie, avait dominé le théâtre français, s’y conserve avec plus de scrupule que ne l’aurait voulu la vérité. L’imitation de Tacite y paraît éloquente ; mais elle n’est pas complète encore. La pièce de Chénier est composée avec une discrétion sévère, une retenue poétique qui n’atteint pas à la perfection de Racine et ne sait pas y substituer des beautés hasardeuses et nouvelles. » C’est ainsi que pour Tibère il faut mêler la réserve à l’admiration : aucune des qualités fortes, aucun des nombreux défauts de l’œuvre de Marie-Joseph, ne sont oubliés dans cette juste appréciation, et il faut renvoyer aux pages vraiment senties où sont signalés et appréciés avec détail les heureux emprunts que le poète a faits à Tacite, les altérations moins heureuses par lesquelles il a souvent transformé le récit de l’historien.

Tibère est fait pour durer : la farouche mélancolie que la servitude donne aux ames indépendantes y est fortement marquée, et on y retrouve ce que le poète demandait ailleurs :

Ces tons maîtres de l’ame et ces mots pénétrans
Qui jusque sous le dais font pâlir les tyrans.

Néanmoins une pareille œuvre n’est pas de nature à charmer longtemps la foule, car la foule aime l’émotion, et l’on sait le mot de Talma sur Tibère : « C’est beau, mais c’est froid. » Heureusement il est des sentiers plus solitaires, des sommets moins fréquentés, que visitent quelquefois les adeptes de l’art ; ceux-là seront fidèles à Tibère. Si le style de cette tragédie conserve encore la trace fréquente de la mauvaise tradition du XVIIIe siècle, si la périphrase banale y remplace souvent l’expression franche, par contre que de vers sombres se dressent çà et là comme des ombres vengeresses, que d’hémistiches altiers et cornéliens se détachent et demeurent dans le souvenir ! Combien cette vigueur paraît native, quoiqu’on la sache savante et industrieuse ! Tibère est plutôt une belle étude qu’une belle pièce.

Chénier avait débuté par Charles IX, il finissait par Tibère ; la distance qui sépare les deux œuvres, le poète l’avait franchie par la volonté,