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POÈTES MODERNES DE LA FRANCE.

Chénier voulut que le premier traitement qu’il toucherait de ce nouvel emploi fût consacré à un modeste dîner où l’on boirait à la santé de sa majesté l’empereur et roi. On devine quel toast durent porter ces tribuns, dont la rancune contre le despote était d’autant plus profonde, qu’ils étaient contraints de la cacher sous le respect.

Cependant, avec ses habitudes d’aisance, avec les engagemens qu’il était forcé de tenir, une si mince ressource ne suffit pas à Chénier : bientôt sa mère fut dans le besoin. Tous scrupules alors s’éteignirent à ses yeux, et, comme il ne s’agissait plus de lui seul, il fit mettre sous les yeux de l’empereur une lettre où on lisait :

« Malgré de vaines offres de service, personne, j’en suis sûr, n’ose parler en ma faveur à votre majesté. Il faut bien que j’ose lui écrire… Vous m’avez destitué, sire… Il eût été tout aussi facile et plus généreux au ministre de la police d’empêcher l’ouvrage de paraître que d’en faire décrier personnellement l’auteur par de violens articles et des libelles diffamatoires qui ne diffament que leurs auteurs… Mes ennemis sont moins sûrs que moi de la médiocrité de mes ouvrages. Huit ans de solitude m’ont laissé le loisir d’étudier à fond le très petit nombre d’excellentes productions qui honorent les diverses littératures, et tout au plus l’époque arrivait-elle où j’aurais pu développer quelque vrai talent, si l’on ne m’avait pas entièrement découragé. Mais en me résignant, sire, à un silence absolu, je vous prie instamment de vouloir bien considérer ma situation… — Une santé depuis long-temps altérée et que tant de chagrins ne contribuent pas à rétablir, des travaux infructueux, un courage inutile, aucune ressource pour l’avenir, aucune pour le présent même, voilà où l’on m’a réduit… Sire, que je puisse faire honneur à mes affaires et soutenir dans sa vieillesse une mère tendre et respectable, seule consolation de mon adversité, qu’elle sait partager avec le courage de la vertu ! Fussiez-vous irrité contre moi, j’oserais rappeler à votre majesté vingt ans de travaux littéraires et politiques, vingt ans écoulés à faire ce que j’ai cru mon devoir. L’existence ne sera jamais pour moi douce et brillante mais, sire, vous ne me la rendrez pas impossible, et si les grands talens seuls ont droit à votre faveur, tous les Français ont droit à votre justice. »

Bourrienne a dit : « L’empereur détestait Chénier ; » après avoir lu cette noble lettre, si Napoléon put garder sa haine au poète, il dut lui rendre son estime. Ses chambellans ne l’accoutumaient pas à un tel style ; mais Bonaparte avait les hauts instincts, et il apprécia l’élévation vraie de ces sentimens. Une pension annuelle de huit mille francs fut accordée à l’auteur de l’Épître à Voltaire. Quelque temps après, Chénier fut de plus chargé, avec une indemnité régulière, de continuer