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prit du poète. À cette date, Chénier, déjà atteint d’un mal incurable, décrivait lui-même sa situation en termes touchans :

Les chagrins, les travaux, ont doublé mes années ;
Ma vie est sans couleur, et mes pâles journées
M’offrent de longs ennuis l’enchaînement certain,
Lugubres comme un soir qui n’eut pas de matin.

C’est au milieu de ces souffrances que fut écrit Tibère. Cette impassibilité de Chénier, ce culte persistant et exalté de l’art au sein d’une maladie qui s’aggrave tous les jours, certes il y a là quelque chose qui commande la sympathie et le respect.

Quand on apprit que Chénier faisait une tragédie de Tibère, l’opinion s’en préoccupa beaucoup. On sait combien les moindres bruits littéraires tenaient de place dans ces loisirs de l’empire, où une victoire ne faisait pas autant de bruit qu’un poème. La pièce une fois achevée, Napoléon se la fit lire à Saint-Cloud par Talma : pendant les trois premiers actes, l’empereur ne cessa de s’agiter dans son fauteuil, disant souvent : « C’est beau, c’est très beau ! » mais à la scène du quatrième acte, entre Tibère et Cnéius, il n’y put tenir, et, se levant, il ne cessa plus de marcher à grands pas. Quand la tragédie fut achevée, Napoléon, prenant brusquement le bras de l’acteur : « Chénier est fou, dit-il avec fermeté, cette pièce ne saurait être jouée ; dites-lui bien cela. » Talma se chargea de la commission : ce n’était plus le Talma de Charles IX, c’était le favori de l’empereur. Est-ce qu’il faudrait voir quelque allusion dans le vers de Chénier :

Et l’oppresseur d’Ovide a protégé Bathylle ?

Le théâtre, qui avait fait la gloire de sa jeunesse, et où il n’avait reparu que pour recevoir une dure leçon, le théâtre était fermé à Chénier. Tibère ne put pas le venger de Cyrus ; Chénier pourtant avait besoin de se réhabiliter dans l’opinion.

L’Épître à Voltaire suffit, et bien au-delà, à cette tâche. Il est en effet peu d’ouvrages en vers qui, depuis le commencement de ce siècle, aient obtenu un succès aussi marqué, aussi persistant. C’est assurément là le chef-d’œuvre de Chénier, un vrai chef-d’œuvre dans ce genre aimable des petits poèmes didactiques et philosophiques. En traçant avec enthousiasme ce talent brillant, cette rapide esquisse des gloires littéraires de la France aux deux derniers siècles, Chénier a plus que jamais trouvé cette verve correcte, cette vigueur châtiée, cette précision élégante du langage, toutes ces qualités enfin sérieuses,