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POÈTES MODERNES DE LA FRANCE.

Condorcet, Vergniaud, Camille Desmoulins, ne veulent pas d’holocaustes de sang, et ce n’est point par des hécatombes qu’on apaisera leurs mânes. »

Une pareille motion était digne d’un poète, et si Mme Roland eût pu entendre ce discours, si Lanjuinais, Laréveillère, Louvet, Isnard, tous les restes proscrits de la brillante Gironde, eussent pu lui dire à qui ils devaient leur réintégration, peut-être eût-elle jugé Chénier avec plus d’indulgence. Ces actes désintéressés, ces nobles manifestations, plaisaient à Chénier. Je pourrais, précisément dans cette période où la calomnie le poursuivit sans relâche, je pourrais citer de lui plus d’un trait de sensibilité vraie. C’est Marie-Joseph, par exemple, qui prononça le discours auquel M. de Talleyrand dut son rappel : plus tard M. de Talleyrand l’oublia, et Chénier, dont le cœur pardonnait plutôt que la plume, se vengea fort innocemment par cette jolie épigramme, qu’il tint secrète :

Roquette dans son temps, Périgord dans le nôtre,
Furent tous deux prélats d’Autun ;
Tartufe est le portrait de l’un ;
Ah ! si Molière eût connu l’autre !

Marie-Joseph n’a jamais tiré grand pofit de la reconnaissance : Regnaud de Saint-Jean-d’Angély fut à peu près le seul qui, par sa bienveillance marquée, lui montra qu’il savait se souvenir. L’importance extrême que ce conventionnel prit tout à coup après le 9 thermidor avait effrayé les autres membres influens de la convention : on résolut de le mettre en arrestation. Chénier le savait et n’en dit rien ; mais le soir, à l’Opéra, voyant la belle Mme Regnaud avec son mari, en loge découverte, il fut touché et ne put se défendre de les faire avertir par Arnault. Tous deux déguerpirent au plus vite et n’eurent que le temps d’échapper à la proscription. L’émotion était vive et spontanée chez Marie-Joseph : il n’y savait pas résister. Mme de Staël, qui connaissait ce faible, en profitait pour ses amis. C’était elle qui avait mis en tête à Chénier le rappel de Talleyrand : après le 18 fructidor, elle courut un jour chez son ami et lui fit venir les larmes aux yeux en retraçant la situation du malheureux Dupont de Nemours et la détresse de toute cette famille. Chénier monta sur l’heure à la tribune, et, dit Mme de Staël, il parvint à le sauver[1], en le faisant passer pour un homme de

  1. Ce que Mme de Staël ne dit pas et ce qu’il est bon de constater, c’est qu’en sauvant Dupont de Nemours, Chénier mit en oubli de bien légitimes griefs. En rendant compte, dans une gazette du temps, d’un sanglant libelle d’André Dumont,