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les réunir. Les affections saintes renaissent et s’avivent en face des grands périls.

Lorsqu’André, convalescent encore, revint à Paris, sur la fin de 93, il était réconcilié avec son frère. À cette date, Marie-Joseph, déjà compromis aux yeux des séides de Robespierre, passait pour un modéré dangereux. Désigné à plusieurs reprises par la convention pour remplir dans les provinces ces missions sanglantes que se disputaient les Lebon et les Carrier, il avait eu le courage de repousser toute participation directe à l’œuvre de la terreur. Ces refus réitérés le firent exclure du comité d’instruction publique, c’était un avertissement terrible ; mais ce qui acheva de discréditer Chénier dans l’opinion du comité de salut public, ce fut un acte qui cependant lui a été reproché depuis comme un crime, ce fut sa conduite après la mort de Marat. Les cordeliers venaient d’élever un autel au cœur de cette ignoble idole, la convention eut la faiblesse de s’associer unanimement à cet acte de délire. Une loi spéciale fut en effet proposée pour la panthéonisation de Marat et la dépanthéonisation de Mirabeau. La montagne voulut mettre Chénier à l’épreuve, et le nomma rapporteur[1]. Chénier, que ses dernières tragédies avaient rendu très suspect aux décemvirs, était sous le coup d’une imminente proscription ; récuser l’honneur qu’on lui accordait, c’était offrir sa tête en holocauste. Le poète n’eut pas ce courage, il céda à l’affreuse nécessité ; mais une fois à la tribune, la hardiesse lui revint, il parla de devoir pénible, il rendit hommage au génie de Mirabeau, et osa ne pas dire un seul mot de celui qu’avait frappé Charlotte Corday ; le nom de Marat n’était prononcé que dans le projet de décret. Il y avait au moins là, on l’avouera, une audace relative, ce qu’on a très bien appelé le courage de la réticence. « Un pareil silence, a dit M. Daunou, au moment même d’une telle apothéose, en était le désaveu le plus solennel, l’improbation la plus outrageante. » Il ne fallait pas être bien fin pour apercevoir derrière ce mutisme intentionnel la vraie pensée de Marie-Joseph, pour deviner qu’au fond du cœur il disait avec André :

Un scélérat de moins rampe dans cette fange.

On s’imagine facilement l’exaspération que cet acte dut soulever chez les amis de Robespierre. Ceci se passait dans les dernières semaines de 93 : l’éclat que fit presque aussitôt la suspension de Timo-

  1. Marat détestait Chénier ; il l’appelait « un suppôt de la république fédérative, etc. » (Voyez l’Ami du Peuple, 17 octobre 92.)