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temps de l’Épître à Voltaire : la transformation sera sensible dans le caractère comme dans le talent.

Les femmes observent avec finesse, c’est le don de leur esprit : elles peignent d’un mot et attrapent la ressemblance, c’est le charme de leur conversation. Aussi ai-je souvent pensé qu’entendre Mme Roland causant avec Brissot le lendemain de Fénelon, écouter au long Mme de Staël le lendemain de l’Épître sur la Calomnie, c’eût été connaître Chénier mieux que par ses vers. Mais que dites-vous de ce portrait ?

« Chénier, dont je ne connaissais que des vers assez durs et sa triste pièce de Charles IX, faible par les caractères, qui pouvaient être si grands, mauvaise par le style, bonne par l’intention, Chénier fut appelé à la convention. Il y a loin d’un poète à un législateur… J’ai vu Chénier quelquefois ; je me souviens que Roland le chargea de dresser le projet d’une proclamation du conseil dont il lui donna l’idée. Chénier apporta et me lut ce projet : c’était une véritable amplification de rhétorique déclamée avec l’affectation d’un écolier à voix de stentor. Elle me donna sa mesure. On peut faire des vers et porter dans un autre genre de travail la justesse d’un bon esprit ; mais Chénier voulait encore être poète en écrivant de la prose et de la politique. Voilà, me dis-je, un homme mal placé, qui n’est bon dans la convention qu’à donner quelques plans de fêtes nationales…

Au ton acrimonieux de Mme Roland, on voit trop que Chénier n’est pas de la Gironde. C’est un portrait de profil, très peu flatté, on le voit, un peu chargé même et touchant à la caricature : le type natif est saisi pourtant, et la physionomie se reconnaît. Le médaillon que voici est-il plus ressemblant ?

« Chénier, malgré tout ce qu’on peut reprocher à sa vie, était susceptible d’être attendri, puisqu’il avait du talent, et du talent dramatique… C’était à la fois un homme violent et susceptible de frayeur ; plein de préjugés quoiqu’il fût enthousiaste de la philosophie ; inabordable au raisonnement quand on voulait combattre ses passions, qu’il respectait comme ses dieux pénates. Il se promenait à grands pas dans la chambre, répondait sans avoir écouté, pâlissait, tremblait de colère lorsqu’un mot qui lui déplaisait frappait tout seul ses oreilles, faute d’avoir eu la patience d’entendre la fin de la phrase. C’était néanmoins un homme d’esprit et d’imagination, mais tellement dominé par son amour-propre, qu’il s’étonnait de lui-même, au lieu de travailler à se perfectionner. »

M. Daunou trouvait « peu d’équité » en ces lignes, que Mme de Staël insérait dans ses Considérations sur la Révolution quelques années à