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POÈTES MODERNES DE LA FRANCE.

servi pour la première représentation de l’Enfant Prodigue. On mit donc Zaïre sur l’affiche, et le public vint ; mais, au moment où la toile allait se lever, le semainier annonça que l’indisposition subite d’un acteur arrêtait le spectacle, et que, si le parterre s’y prêtait, on donnerait une pièce nouvelle. Cela se passait le surlendemain de l’aventure de Fontainebleau, qui n’avait pas eu encore le temps de transpirer. La proposition fut reçue avec transport, et on joua aussitôt Azémire. Malheureusement, la bienveillance du public fut vite paralysée par l’ennui, et les amis de l’auteur, qui occupaient le parquet, se virent impuissans à soutenir la pièce. La chute fut aussi complète et plus humiliante qu’à Fontainebleau : aussi les malins ne manquèrent-ils pas de remarquer que le poète s’était même ôté la ressource de s’en prendre à la cabale. Le lendemain, les juges littéraires se montrèrent cruels. La Harpe parla de sottise, et Sautreau d’absurdité. Chénier, il est vrai, obtint un suffrage inattendu qui le rendit fier et qu’il ne manqua pas d’enregistrer dans sa préface. Geoffroy, qui venait d’hériter de la férule de Fréron, et qui inaugurait alors à l’Année littéraire ce règne du bon plaisir dans la critique qu’il devait continuer plus tard aux Débats, Geoffroy déclara que la pièce « étincelait de beautés tragiques ; » en réalité, elle était détestable. Notons pourtant, notons bien le mot de Geoffroy. Quand le talent tardif de Chénier éclatera enfin dans sa mâle vigueur, il ne rencontrera chez cet homme que l’injure et le sarcasme ; alors nous nous souviendrons du contraste. Il y a des rapprochemens qui valent mieux que des réfutations.

On a vu quelle dure leçon avait été donnée, à deux reprises, à l’ambition précoce de Chénier. Plus tard, quand la gloire lui fut venue, le poète parlait quelquefois d’Azémire avec cette gaieté satirique qui lui devint habituelle dans ses dernières années ; mais il se taisait sans doute sur le Page Supposé, car le scrupuleux Daunou lui-même n’a pas consigné ce premier et malheureux essai de son ami. À la longue, les échecs font aussi une réputation ; Marie-Joseph jugea donc prudent de se réfugier momentanément dans l’étude, dans le silence. Ce n’est que trois ans plus tard qu’on retrouve son nom au théâtre. Son père, d’ailleurs, homme sage et avisé dont on a quelques livres estimables[1],

  1. À l’époque précisément où nous sommes arrivés, c’est-à-dire en 1787, M. de Chénier publiait en trois tomes des Recherches historiques sur les Maures. « Ce n’est point, dit-il, pour aspirer au nom d’auteur… Occupé depuis que je me connais d’affaires étrangères aux belles-lettres, je n’ai point couru cette carrière. » M. de Chénier fait évidemment le modeste : son ouvrage est d’un style ferme et simple, qui trahit l’habitude d’écrire. On y trouve d’ailleurs beaucoup de remarques