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repousser cette inspiration prudente (la prudence a ses avantages) qui ne se risque pas hors des routes sûres, qui côtoie volontairement le bon sens, qui s’astreint à la régularité et à l’exactitude, à qui sans doute les grands horizons sont fermés, mais à qui pourtant ne manque ni le tour, ni la verve, ni les élégances de la grace, ni le brillant de l’esprit, ni l’éloquence sévère, ni même la flamme et l’éclat.

Ces qualités, Chénier les conquit une à une ; il finit par les avoir toutes aux derniers momens de cette existence troublée et malheureuse que lui firent les évènemens et ses passions. Mais la chronologie lui fut fatale : poète de la liberté, il n’eut tout son génie que sous le despotisme ; poète de la tradition classique, il n’entra précisément en possession de sa force que quand les novateurs allaient devenir les maîtres. Tout fut contre lui : en politique, le républicain se heurta contre Napoléon ; en littérature, l’écrivain classique eut à subir la royauté de Châteaubriand. C’est ainsi qu’il mourut, dépouillé de cette gloire douteuse de ses débuts à laquelle il ne croyait plus lui-même, et impuissant à obtenir cette gloire meilleure dont son talent transformé était digne et qu’il est juste maintenant de revendiquer pour lui. Cet esprit plus fort que la souffrance et qui dispute le terrain pied à pied à la maladie, cette intelligence qui se raidit contre la destinée et qui sait grandir sans être alimentée et excitée par le succès, cet effort suprême en vue de l’avenir et sans le souci du présent, ce poète républicain qui peut désespérer de la liberté, mais qui ne désespère pas de la poésie ; assurément, tout cela n’est point sans grandeur. Le gladiateur atteint ne laisse pas échapper son glaive ; il frappe et trouve la victoire dans la mort. Shakspeare a mis pour titre à l’une de ses pièces : « Tout est bien qui finit bien ; » l’auteur de Tibère tirerait bon profit du proverbe.

Un peu avant le milieu du XVIIIe siècle, un orphelin, vif, instruit, intelligent, qui sortait des études et qui avait le goût des entreprises, quittait les environs de Toulouse, où il était né d’une famille honorable et ancienne, pour courir le monde, pour chercher fortune. Laissant généreusement son patrimoine à sa sœur, il prit juste de quoi faire le voyage de Turquie, et arriva presque sans ressources à Constantinople. Ce jeune Français, que n’effrayait pas l’exil, s’appelait Louis de Chénier. Dieu, et son zèle aidant, il se trouva bientôt à la tête d’une maison de commerce assez importante. Le comte Desalleurs était alors ministre de France près la Porte : il connut Louis de Chénier, goûta le tour de son esprit et l’attacha à l’ambassade. Surpris par la mort loin de son pays, M. Desalleurs délégua à son pro-