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POÈTES MODERNES DE LA FRANCE.

discours de rhétorique. Heureusement Chénier n’est pas encore si loin de nous, qu’on puisse le regarder comme définitivement classé et jugé. Son nom, au commencement du siècle, a été mêlé de près à la grande lutte littéraire qui s’engageait alors, et qui depuis a été solennellement débattue. Long-temps cachée par la fumée du combat, la statue de l’auteur de Tibère reparaît, grace à l’apaisement, grace à la calme indifférence d’aujourd’hui. C’est ou jamais l’occasion d’en approcher, de la reconnaître, de lui assigner enfin son rang, sans faveur comme sans prévention.

Entre les causes fort diverses qui depuis trente ans ont contribué à rejeter dans l’ombre le nom de Marie-Joseph Chénier, tandis que celui de son frère André était mieux accueilli chaque jour, il faut assurément compter l’éclat même de sa première gloire, tout ce vain bruit qui s’était fait autour des périphrases gonflées, autour des rimes sonores et vides du conventionnel. Ce que je voudrais établir ici, ce qu’en général on s’accorde à méconnaître, c’est qu’il y a eu tour à tour deux hommes dans Chénier, un médiocre versificateur et un bon poète, celui-là célèbre et beaucoup trop applaudi dans son temps, celui-ci infiniment moins connu et fort mal apprécié de nos jours. La renommée très surfaite du premier a nui à la réputation étouffée et injustement amoindrie du second. Il est vrai de dire que le talent ferme, sensé, mordant, sobre, de Chénier n’éclata que très tard, après les plus dures épreuves, dans le malheur, dans la maladie, dans la mort. Pour ma part, je fais bon marché de Charles IX, de cette première manière fausse, ampoulée, factice ; j’abandonne sans peine l’écolier qui ne sait prendre à la tragédie de Voltaire que la déclamation, à l’ode de Le Brun que la boursouflure : en revanche, je voudrais mettre à part, à une bonne place, le dernier et digne héritier de cette poésie contenue, nette, raisonnable, quelquefois forte, très souvent spirituelle, presque toujours charmante, la poésie de Boileau dans ses épîtres, de Voltaire dans ses discours en vers et ses satires. Qu’on ne s’y méprenne point, il y a là un genre très légitime, un genre excellent, qu’Horace ne dédaignait pas, et auquel il importe de maintenir son rang. Cette veine vraiment française est, il est bon de s’en souvenir, une des gloires de notre ancienne littérature ; de toute façon, elle a droit à nos sympathies. Sans nier le moins du monde ce qu’il y a de bien autrement grandiose dans la poésie qui nous est venue de Goethe et de Byron, tout en contemplant avec plus de respect et d’admiration ces sphères sereines de l’infini où l’aigle depuis a pris son essor, il serait injuste, il serait étroit de