Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 5.djvu/232

Cette page a été validée par deux contributeurs.
228
REVUE DES DEUX MONDES.

d’un grand peuple d’accepter de pareilles chances. Le défaut de nos gouvernemens modernes dans la conduite des grandes affaires est de les réduire toutes à des questions de possibilité immédiate. Qu’une idée féconde ne puisse passer sous les portes de la pratique, on la mutilera plutôt que de lui ouvrir une brèche au travers des remparts, comme on faisait jadis aux triomphateurs. Tous les hommes d’état, dans les pays constitutionnels, aspirent à n’être point confondus avec les faiseurs d’utopies et les théoriciens ; et cependant quel grand ministre a marqué dans l’histoire qui ne fût pas un peu utopiste pour son siècle ? Rien de ce qui est juste n’est impraticable, et ce n’est point un prétexte suffisant pour reculer le jour de l’équité, que la crainte de n’en point recueillir immédiatement le fruit ; car le temps, qui ne compte pour rien dans la vie des peuples, développe sans relâche ce qu’ils ont su faire à propos. Autrefois la France, ivre de théories, ne passait pas la journée sans poser un principe social ; à présent, il semble qu’elle rougisse de sa croyance un peu folle à la toute-puissance des idées, tant elle prend de peine, dans ses rapports avec l’Europe, pour ne point sortir des traces de la routine et de l’égoïsme national. Dans plus d’une circonstance pourtant, l’adoption d’un principe résout en une seule fois les difficultés qu’aurait présentées isolément chacune de ses conséquences. Bien souvent, lorsqu’une question paraît inextricable, quand on l’a parcourue dans tous les sens et qu’on n’y a point trouvé d’issue, c’est que l’on aura négligé de remonter jusqu’au principe. La nécessité d’abolir la contrefaçon belge est reconnue, le problème est posé ; les écrivains français l’examinent, le quittent et le reprennent depuis tantôt vingt ans ; on n’y a oublié qu’une chose, c’est de dire : « La contrefaçon étrangère est une institution digne des temps barbares ; il faut qu’un peuple, dans la civilisation, donne généreusement l’exemple de la supprimer chez lui. »

Voilà ce que nous proposons d’abord. La France doit être jalouse de ne point se laisser ravir ce beau rôle ; qu’elle se hâte donc de proclamer le principe, c’est-à-dire, pour rentrer dans la pratique, de manifester son opinion de peuple policé au sujet de la contrefaçon étrangère par une démonstration publique, par le rachat de celle qui se fait chez elle, et dont la suppression a été déjà indiquée dans ce recueil il y a plus de trois ans. Cette dépense serait politique autant que juste, et la crainte qu’elle soit d’abord stérile ne doit point, selon nous, arrêter le gouvernement. Tout peuple qui a des sacrifices à demander à d’autres peuples doit commencer par s’en imposer à lui-même. C’est ce qu’a fait l’Angleterre dans une seule circonstance de sa vie nationale, mais cela d’une façon si large et si frappante, qu’on ne saurait s’empêcher de l’admirer, se méfiât-on du motif secret qui peut avoir dicté sa conduite. Elle poursuivait l’affranchissement de la race noire dans toutes les colonies ; elle a débuté par un emprunt de 500 millions destiné tout entier au rachat de ses propres esclaves. C’est là de la propagande argent comptant. Si la France veut, comme c’est son devoir et son droit, obtenir la reconnaissance univer-