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perte par la distribution de véritables dividendes. Pourtant, quels que soient le caractère et la durée de l’évènement commercial que nous prévoyons, il ne s’ensuivra point que la contrefaçon belge sera détruite. Son ménage intérieur en souffrira, mais notre librairie n’en recueillera point le bénéfice. Tant qu’il sera loisible à tout venant, en Belgique, de réimprimer les livres français, il se trouvera toujours des spéculateurs hasardeux qui n’hésiteront point à reprendre cette industrie, si peu lucrative qu’elle soit. Perdue de ressources, la contrefaçon de Bruxelles ne sera jamais plus pauvre qu’elle l’était dans ses commencemens, et il suffit quelquefois d’un bon livre que l’Europe s’arrache pour la faire subsister six mois. Ainsi, qu’on ne s’attende point à la voir périr. Nous n’avons pas montré l’étendue de son malaise, pour arriver à cette conclusion qui serait fausse, et contribuer de la sorte à nourrir des illusions fâcheuses. Si l’on veut extirper la contrefaçon, il faut faire quelque chose ; car, malgré sa détresse toujours croissante, il ne faut pas espérer qu’elle se détruise elle-même.

Nous venons d’établir, dans tous ses détails le bilan matériel de la contrefaçon belge. Cet exposé ne serait pas complet, s’il n’était point accompagné de l’examen de son bilan moral. Les questions que nous allons poser et auxquelles nous essaierons de répondre expliqueront le sens que nous attachons à ce mot. La contrefaçon a-t-elle exercé une influence directe sur le caractère, sur les sentimens nationaux et sur le goût littéraire du peuple qui lui a donné asile ? Est-elle favorable ou nuisible au développement de sa littérature ? Et, en ce qui concerne la littérature française elle-même, lui a-t-elle, sans le vouloir, rendu des services qui compensent le dommage dont les écrivains et les libraires français se plaignent à bon droit ?

La contrefaçon belge, poussée par la nécessité de produire sans cesse, inonde, comme on l’a vu, son marché intérieur d’éditions à bon marché de tous les ouvrages qui paraissent en France, et met en jeu tous les moyens dont peut s’aviser une industrie nécessiteuse pour exciter le public à les lire. Il est impossible que cette communion constante d’un peuple peu littéraire par lui-même avec la littérature la plus féconde, et après tout la plus considérable qu’il y ait dans le monde, n’ait point fini par agir sur son caractère, sur ses habitudes, sur ses idées. Sans doute jusqu’à ce jour son goût ne paraît pas y avoir gagné en délicatesse : il lit tout ce que la contrefaçon imprime, sans ordre, sans mesure, et soit que l’esprit de critique n’ait pu encore se développer chez lui, soit que l’attrait du bon marché le guide exclusivement dans le choix de ses lectures, il en est venu à faire une sorte de renommée à des ouvrages sans valeur réelle, à des auteurs médiocres dont le nom revient à Paris chargé d’une réputation qu’ils n’y auraient jamais obtenue ; il n’en est pas moins évident que les Belges sont imprégnés des idées françaises, ne voient que la France, ne pensent que par la France, et sans contredit la contrefaçon, qui établit entre eux et la littérature vivante de leurs puissans voisins un contact intime, incessant, n’est pas étrangère à ce résultat.