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LA CONTREFAÇON BELGE.

d’exploiter la littérature française sous la protection des lois belges, néanmoins elle ne redoutait rien tant qu’un déplacement qui l’eût privée d’un superbe marché intérieur et eût jeté du trouble dans ses affaires avec les autres pays. L’origine de la plupart de ses fondateurs, la nature même de ses opérations, faisaient que la partie saine du public la regardait toujours comme une étrangère, en dépit des liens nombreux qui la rattachaient au travail et au capital indigènes. Par la combinaison de 1836, tout pour elle a changé de face ; ses statuts, qui ont opéré sa métamorphose industrielle, lui ont été des lettres de naturalisation : non pas que sa moralité, aux yeux des Belges eux-mêmes, ait semblé moins équivoque ; mais il s’est trouvé qu’un grand nombre de personnes honorables qui ont cru, les unes, faire une chose matériellement utile au pays, les autres, faire acte d’opinion libérale en consolidant un moyen d’influence intellectuelle qui déplaît au clergé, ont associé par le fait leurs intérêts privés à ceux de la librairie même. Si la part de chacun des souscripteurs dans le capital de la contrefaçon est peu considérable, cette communauté d’intérêts a suffi pour lui ménager des défenseurs dans le gouvernement, dans les chambres, dans la magistrature, où elle compte la plupart de ses actionnaires. Aussi a-t-elle travaillé depuis avec beaucoup moins d’inquiétude derrière le rempart des sympathies indigènes dont elle s’est ainsi assuré l’appui, et elle se repose sur la résistance qu’il peut offrir à l’occasion pour repousser, ou tout au moins pour mettre à profit les coups dont la question douanière menace sérieusement son avenir. Ce n’est donc, à vrai dire, qu’en 1836 qu’elle a pris une position fixe dans l’industrie nationale des Belges, position habile que des atteintes réitérées aux droits des actionnaires ou des faillites éclatantes pourront seules lui faire perdre.

Tel est, à part les profits particuliers que chacun des éditeurs de Bruxelles a pu retirer de cette grande opération, le seul bénéfice positif qu’elle ait produit collectivement pour eux ; car, pour le reste, aucun des beaux résultats qu’on en attendait n’a pu être atteint. La crise de 1838 n’a pas permis de recueillir la totalité des capitaux engagés dans les actions ; celles-ci sont bientôt tombées dans un discrédit tel que depuis long-temps elles ne sont plus cotées à la Bourse. D’autre part, la mise en pratique du principe de l’association aurait dû organiser la contrefaçon ; on serait arrivé à ce but, si les trois sociétés avaient consenti à faire entre elles un partage intelligent des dépouilles opimes de la littérature française, et s’étaient entendues pour étouffer à sa naissance toute entreprise qui aurait tenté de rivaliser avec elles. Cet accord, qui eût complété la pensée primitive de l’association partielle, n’a jamais existé. C’est à peine si pendant la première année elles ont observé l’espèce de résolution tacite de ne pas se nuire, à laquelle elles semblaient avoir souscrit. Depuis, elles se sont fait une de ces guerres de concurrence acharnée, dont il est presque superflu d’énumérer les suites ordinaires, c’est-à-dire l’avilissement du prix de la marchandise, une infériorité