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une sincérité contestable. Voltaire et son école avaient calomnié le christianisme, en le chargeant de faits odieux qui ne sont imputables qu’aux plus mauvaises passions des hommes ; il était facile de répondre, de démontrer que la religion n’est pas la complice des crimes de la barbarie, et que ceux qui ont fait le mal en l’invoquant ont menti à ses doctrines. Par malheur, on ne sait que le mot de Constantin : « Si je voyais un prêtre pécher, je le couvrirais de mon manteau ; » et pour absoudre Dieu, qui n’a jamais fait cause commune avec les ambitieux et les méchans, on a essayé de réhabiliter les égaremens des hommes. Les plus éclairés eux-mêmes ont cherché, pour les cruautés du passé, des palliatifs anodins, témoin M. de Montalembert, qui, à propos de la guerre des Albigeois, a cru donner une assez large part au blâme en disant « qu’on n’a point encore trouvé le moyen de faire une guerre de religion avec aménité et douceur[1]. » Faut-il donc s’étonner que M. Carle, dans sa Vie de Savonarole, dise, en d’autres termes, que la foi n’a pas de plus sûr gardien que le bourreau ; que, si l’Espagne a été grande, elle le doit à l’inquisition, et que, si les rois n’ont pas versé la dernière goutte de l’iniquité, c’est uniquement parce que les théologiens ont répété, dans les livres et dans les chaires, licet occidere tyrannum ? M. Carle, du reste, se réfute lui-même, car, en même temps qu’il réhabilite l’auto-da-fé, il s’emporte contre Alexandre VI, parce qu’il a fait brûler Savonarole. N’est-ce pas sa conscience d’honnête homme qui met en défaut sa logique d’historien ? Telles sont d’ailleurs les contradictions incroyables dans lesquelles il est tombé, qu’un journal a reproduit récemment le récit de la mort de Savonarole en donnant de grands éloges à l’auteur, qu’il avait pris pour un philosophe ; c’est qu’en effet, ultramontain dans sa préface, M. Carle est presque voltairien dans sa conclusion. Faut-il s’étonner que le plus exagéré peut-être des enfans perdus de l’ultramontanisme souffle avec plus d’ardeur encore sur la cendre éteinte des bûchers du saint-office, pour brûler, non plus seulement les hérétiques, mais la troupe odieuse d’écrivains et de philosophes qu’ils ont recrutée pour arrière-garde, tous les scélérats et tous les fous[2] ? Passe pour les scélérats ; mais les fous ! Dans la justice civile, la folie est une excuse ; on ne tue pas les fous, on cherche à les guérir. Dans la justice néo-catholique, il n’y a pas de circonstances atténuantes. Voilà donc nos croyans progressifs plus intolérans que les inquisiteurs du siècle passé, car le dernier de ces inquisiteurs, don Emmanuel Abad-la-Sierra, proposait, en 1794, de réformer la procédure du saint-office et d’adopter des mesures plus conformes à la religion et aux intérêts de l’état. L’école moderne ne sait pas même ce mot célèbre de saint Bernard : Fides suadenda, non imponenda. On dirait que, dans ce catholicisme militant, l’ardeur inconsidérée du prosélytisme enlève aux uns la charité, aux autres le calme impartial de l’esprit, qui est la première qua-

  1. Histoire de sainte Élisabeth, 1836, in-4o ; introd., p. XXVI.
  2. M. Veuillot, Pèlerinages de Suisse, tom. II, p. 186.