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indifférent sur la question même, ne considère pas son travail comme terminé, et que, de concert avec certains coréligionnaires français, il ne se reposera pas avant d’avoir assuré la pleine sécurité des missionnaires méthodistes, c’est-à-dire avant d’avoir obtenu l’évacuation des îles de la Société par les forces militaires de la France ? Alors notre entreprise dans le grand Océan Pacifique sera ramenée aux modestes proportions qui lui avaient d’abord été assignées : la possession de quelques rochers aux Marquises, sans terre végétale et quelquefois sans eau potable, avec l’obligation ruineuse d’y transporter des rations de bord pour faire vivre la garnison.

En appréciant la question qui lui était soumise, la conscience publique n’a pu d’ailleurs l’isoler de l’ensemble de notre situation politique. C’est cette situation tout entière que l’évènement de Taïti a révélée avec toutes ses exigences, et qu’il a mise en quelque sorte en relief pour le vulgaire.

Lorsque l’esprit public est excité et qu’une idée fixe s’est emparée d’un grand peuple, il n’y a plus de question isolée ; tous les faits revêtent à ses yeux la couleur dominante ; il y retrouve toujours la manifestation symptomatique du mal permanent qu’il redoute et qu’il poursuit. C’est en cela que l’affaire de Taïti a été si funeste, et qu’elle a contribué peut-être plus que toute autre à pousser l’opinion sur la pente dangereuse vers laquelle elle est invinciblement entraînée depuis plusieurs années. La France est convaincue que sa politique n’est pas libre, et qu’elle est fatalement condamnée à une seule alliance. Cette alliance même la blesse beaucoup moins dans ses intérêts que cette sorte de contrainte ne la blesse dans ses plus ardentes susceptibilités. C’est là ce qu’on n’a malheureusement pas paru comprendre : c’est ce sentiment de défiance qu’on a eu parfois l’imprudence d’exciter, alors qu’il eût fallu tout faire pour l’empêcher de naître. On ne s’est pas contenté, depuis trois ans, de recueillir les bénéfices de l’alliance anglaise dans l’intérêt de la paix générale et de la consolidation de notre régime intérieur ; on s’est complu à étaler cette alliance aux yeux de l’Europe, on a voulu la faire accepter au pays comme une sorte de religion politique, et l’imprudence de cette tentative a provoqué une réaction dont il est difficile de mesurer les conséquences.

La France aspirait à se rapprocher du continent : on l’a jetée violemment dans les bras de l’Angleterre, en déclarant cette union nécessaire à sa sécurité, en même temps qu’on la proclamait la plus glorieuse et la plus féconde qui se pût imaginer. On ne l’a pas présentée seulement comme une nécessité actuelle et transitoire, on l’a élevée à la hauteur d’une théorie permanente et fondamentale ; on en a fait plus qu’une question ministérielle, on a quelquefois semblé la poser comme une question de dynastie.

Outragée par le brusque abandon de l’Angleterre en 1840, la France crut que, dans un isolement puissant et fier, elle pourrait être respectée de l’Europe et préparer elle-même ses destinées. Elle aimait à penser qu’il existait un milieu pour elle entre l’état de guerre et la soumission aux projets des puissances signataires de la convention du 15 juillet. Interprète des sentimens nationaux à la tribune nationale, le cabinet du 29 octobre parut un moment