Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 5.djvu/1085

Cette page a été validée par deux contributeurs.
1081
REVUE MUSICALE.

gieuse qui fait si bien, ce grain d’encens qu’on aime à respirer au bruit des orgues. Le duo entre Roggero et Delizia, au premier acte : Io t’ho amata e t’amo ognora, se recommande par d’entraînantes qualités auxquelles le public de la première représentation n’a pu lui-même résister. La strette de ce morceau : Ah ! m’abbraccia ei conforti, admirablement dite par les deux voix réunies de la Grisi et de M. de Candia, émeut aujourd’hui la salle entière, et, sauf une ressemblance, assez lointaine du reste, avec certains motifs du beau finale des Capuletti de Bellini, je ne vois pas ce qu’on pourrait reprocher à cette phrase, d’un élan vraiment admirable. Mais ce qu’il y a peut-être de plus remarquable dans cet acte, c’est l’air de Ronconi : Tanto io l’adoro. Jamais on n’a rien chanté avec cette énergie à la fois sombre et éclatante, avec cette fureur tantôt contenue, tantôt déchaînée. Nous savons qu’à ces efforts sublimes du grand chanteur le public ne ménage pas la récompense ; seulement, ce que nous voudrions, moins encore pour la satisfaction de Ronconi que pour l’honneur du dilettantisme parisien, ce serait que les applaudissemens frénétiques, si empressés d’éclater sur chaque explosion de cette voix vibrante, se montrassent plus intelligens, et qu’au lieu de n’obéir qu’à la commotion électrique du son, ils se rendissent davantage à des effets moins indiqués, mais qu’un goût plus délicat relève. Je citerai par exemple cette inflexion d’ironie et de haine que la voix de Ronconi prend lorsqu’il regarde la lame de son poignard et joue avec cet instrument de mort :

Ferro long’ anni nel petto celato
Balena nel pugno ministro di morte.

Kean aiguisant son couteau dans Shylock n’était pas plus grand. Après l’air de Ronconi vient une phrase exquise Raggio di contento, que la Grisi dit avec une délicatesse qui rappelle ses premières années, ces jours où elle gazouillait si adorablement le finale de la Donna del Lago. Ce morceau, d’une élégance et d’une distinction parfaites, ne le cède en rien à la célèbre polacca des Puritains. Puis l’acte se termine par un trio entre la Grisi, la Brambilla et Ronconi, large composition admirablement rendue, magnifique ensemble qui, en Italie, ferait frémir les pierres, et que nous avons à Paris le privilége de savoir écouter froidement. Nous avons parlé du soin apporté dans les détails de l’instrumentation, de la richesse et du tour ingénieux des accompagnemens ; à ce double mérite de l’œuvre de M. Ricci, il convient de joindre encore une certaine originalité dans la coupe des morceaux. Ainsi, dans les duos, la cabalette n’a jamais qu’une reprise ; heureuse imagination qui nous délivre enfin de cet éternel chassé-croisé des deux chanteurs devant la rampe. Je passe sur un chœur de buveurs et sur la ballade de Roggero, inspiration d’un goût assez médiocre (le chœur surtout), et j’arrive au morceau capital de l’ouvrage, à celui qui seul devrait suffire, à mon sens, pour placer l’auteur de Corrado d’Altamura au rang des maîtres. Je veux parler du quintette avec chœur par lequel se termine le second