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MANCHESTER.

vriers élevés à travailler dans les manufactures, que l’on réputait intelligens dans leur jeunesse, et dont l’intelligence est aujourd’hui éteinte ; pourtant ces hommes sont plus jeunes que moi. Les longues heures du travail, ainsi que la chaleur qui règne dans les filatures, produisent la lassitude et l’épuisement. Les ouvriers ne peuvent pas manger, et ils vont boire. Les uns boivent de la bière, et les autres des liqueurs spiritueuses. Voilà le premier pas. Ils finissent par s’adonner à l’ivrognerie et au jeu ; leur santé se détruit, et leur intelligence s’affaiblit ; en outre, ce qu’ils dépensent de cette manière ne sert pas à nourrir ni à vêtir leurs enfans. »

Ce que l’ouvrier de Manchester dit ici des générations nées sous ses yeux peut s’appliquer, avec la même vérité, à presque tous les grands centres d’industrie. Les wynds de Glasgow sont peuplés des mêmes hordes sauvages qui habitent sur le Medlock le cloître de la Petite-Irlande, et celui de Gibraltar, au bord de l’Irk. La rue des Étaques à Lille, le quartier Martainville à Rouen, présentent, quoique sur une échelle moins étendue, des scènes semblables de misère et de prostitution. La race des manufactures dégénère sur le continent comme dans la Grande-Bretagne ; elle nous donne des citoyens rachitiques, impropres au métier des armes, qui agitent leur pays sans pouvoir le défendre ; c’est une serre chaude qui ne produit que des fruits avortés.

Il y a dans les agglomérations industrielles un caractère qui leur est propre ; je veux parler de cette alliance en quelque sorte contre nature entre la misère et le travail, entre les excès du vice et ceux de l’activité. En général les populations ne sont pauvres que lorsqu’elles manquent d’industrie, et la moralité des races est en raison de leur application. Les livres de morale sont pleins d’axiomes destinés à mettre cette vérité en lumière ; nos lois proscrivent l’oisiveté ; dans les sociétés modernes, il semble que le travail ait des autels. Je ne viens pas m’inscrire en faux contre cette doctrine. Je sais que le travail manuel n’a pas seulement le mérite de fermer la porte au mal, et qu’il fortifie les membres, qu’il trempe la volonté en mettant l’homme aux prises avec les élémens. Je sais que le travail est la loi même de l’existence ; mais il ne faut pas plus abuser du travail que du loisir. L’abus du travail chez les peuples du Nord mène droit à la dégradation de l’ame et du corps, tout aussi sûrement que le farniente chez les peuples du Midi. Je pourrais puiser à pleines mains dans les enquêtes parlementaires, administratives ou locales publiées en Angleterre depuis quinze ans pour démontrer ces affligeans résultats.