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le coton produit par le monde entier pour tirer de ce monopole d’énormes profits. »

Lorsque Arkwright formait ces projets, des projets que semblaient autoriser la grandeur et la rapidité de sa fortune, vers 1792, l’Angleterre n’importait guère annuellement que 3 à 400,000 quintaux de coton en laine ; les produits de la manufacture étaient évalués à 80 ou 100 millions de francs, et occupaient moins de 100,000 ouvriers. Le rêve était donc ambitieux, mais il ne franchissait pas les limites du possible. De nos jours, Arkwright pourrait passer pour un spéculateur bien timide, en présente de ces capitalistes de Liverpool qui opèrent annuellement sur plus de 5 millions de quintaux, et contre lesquels les fabricans de Manchester viennent de se liguer pour arrêter la hausse artificielle du coton. Ceux-ci, à leur tour, mènent des opérations gigantesques, et que l’imagination peut à peine embrasser. Je sais telle filature de Manchester qui occupe 1,500 ouvriers. On cite une maison de commerce de la même ville qui exporte annuellement 30,000 balles de coton filé ou de tissus, et qui paie pour ce poids de 15,000 tonnes près de 800,000 francs en frais de péage jusqu’au port d’où ces marchandises s’expédient[1]. Enfin, n’est-ce pas un manufacturier du Lancashire qui s’écriait, enivré par la contemplation de cette omnipotence industrielle : « Qu’on nous ouvre l’accès d’une autre planète et nous nous chargeons d’en vêtir les habitans ? »

Mais laissons là les exemples individuels. Quoi de plus surprenant que les accroissemens de Manchester lui-même ? Au commencement du dernier siècle, Manchester était une ville de petits marchands et de petits fabricans, qui achetaient des tissus écrus à Bolton et dans les villages voisins, pour les teindre et les colporter ensuite, à dos de cheval, de marché en marché. Le commerce alors, n’ayant pas de capitaux, se tramait dans les opérations du détail. Les fabricans vivaient avec une extrême économie, travaillaient et mangeaient avec leurs domestiques ; une maison bâtie en brique était le luxe de ce temps-là. La fabrication proprement dite était dispersée dans les chaumières. Le tisserand était une espèce de manufacturier domestique, qui achetait le fil, quand sa famille ne pouvait pas le fournir, et qui vendait ensuite l’étoffe, sur le prix de laquelle il devait retrouver, avec ses avances, le salaire de son travail. La manufacture, à Manchester, se bornait aux opérations chimiques, à la teinture et à l’apprêt ; pour tout le reste, le capitaliste urbain n’était, comme le

  1. Voir le journal Leed’s Mercury.