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DE LA LITTÉRATURE POLITIQUE EN ALLEMAGNE.

pèce de fatuité dédaigneuse qui conduit sa plume. Il y a telle scène horrible, enivrée de sang et de débauche, où il semble que l’auteur ait souri de ce sourire froid et blessant qu’on ne saurait excuser. Je signalerai surtout le chapitre où la maîtresse de Néron, Poppée, tue son perroquet et où elle est tuée elle-même par son amant ; cette rage féroce, cet instinct sanguinaire et bestial qui lui fait tuer l’instrument de son plaisir, la joie qu’il éprouve à ses convulsions, tout cela est peint avec une énergie qui dépasse les limites de l’art. L’auteur est là, derrière, qui regarde le lecteur et lui écrit sur son livre, comme Méphistophélès sur le cahier de l’étudiant, quelques paroles bizarres qui l’épouvantent. C’est surtout dans son roman de Wally que M. Gutzkow a exprimé tout l’esprit de son rôle. Là, nous ne sommes plus dans l’antiquité païenne, nous sommes revenus à notre siècle ; mais l’auteur a transporté à notre époque les monstruosités du vieux monde. Néron indiquait la dissolution d’une société qui pervertit ses enfans les mieux doués ; ce Néron si brillant, si ingénieux, ce spirituel disciple de Sénèque, cet artiste qui s’écriait en mourant : Qualis artifex perco ! devenu une bête sauvage sous l’influence d’un monde dépravé, accusait son époque et en révélait les infamies. Eh bien ! Wally, cette coquette sans cœur, et son amant César, ce sceptique desséché, sont chargés par l’auteur d’accuser le siècle où nous vivons ; ou plutôt M. Gutzkow ne l’accuse pas, il le calomnie, et, je le répète, il le calomnie froidement, sans passion, et seulement pour jouer jusqu’au bout son personnage.

Serais-je trop sévère pour M. Gutzkow ? Je lis ce passage chez un des plus fermes critiques de l’Allemagne actuelle : « César, dans ce roman, c’est M. Gutzkow tout entier. Il a, comme parle l’auteur, il a derrière lui tout un cimetière de pensées mortes, de magnifiques idées auxquelles il croyait autrefois ; c’est un sceptique qui a perdu jusqu’au dernier sentiment et qui ne voit plus que les ombres de ses pensées d’autrefois, le spectre de ses désirs passés. César était né pour agir ; mais, comme l’action lui a été refusée, il s’est mis à ravager les intérêts les plus sacrés de la pensée. C’est aussi tout le malheur de M. Gutzkow. Il a été aigri par sa propre inactivité et par celle de son époque. La mélancolie d’Hamlet s’est changée chez lui en rage et en fureur. De là la précipitation rapide de ses œuvres, de là cette débile langueur de ses abstractions stériles, et on se tromperait fort si l’on voyait dans la triste pâleur de ses créations un signe de la fermeté de son esprit. Ce n’est pas le déchirement de l’ame qui est une chose mauvaise, c’est cette froide manière de compter avec des douleurs