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n’est pas inutile peut-être de rappeler que tout cela se passe en Allemagne, dans le pays le plus grave et le plus sérieux de la terre. M. Wienbarg avait dit que la jeune littérature, représentée par M. Boerne et M. Heine, marchait au-devant des idées nouvelles ; tous deux, c’est M. Wienbarg qui parle, tous deux, M. Boerne et M. Heine, ils s’avançaient vers ce jardin des Hespérides pour y cueillir les pommes d’or ; ils y allaient, chacun à sa manière, celui-ci rude, invincible, traversant la mer à la nage et luttant sans repos contre les vagues, celui-là élégant, joyeux, porté par un dauphin comme le poète antique, et chantant aux étoiles. Eh bien ! parmi ces tribuns qui veulent régénérer l’Allemagne, pas un ne songera à imiter ce pauvre Boerne, sa forte et rude franchise, sa conviction farouche ; non, c’est le destin de M. Heine qui les tentera, c’est son style leste et fringant qui séduira leur plume. Ils composeront leur attitude sur la sienne ; pour rivaliser avec l’auteur du Livre des chants que porte ce svelte dauphin, chacun pavoisera sa barque de mille couleurs, chacun lancera gracieusement son esquif ; et, tandis que Boerne meurt à la peine, cette expédition qui devait être si terrible, cette flotte redoutable qui devait vaincre Colchis, va s’amuser à une joute frivole devant les rivages d’Argos.

Voici d’abord M. Gutzkow. Le rôle qu’il a choisi est celui du scepticisme le plus froid et le plus désespéré. Non, je ne puis croire que le mépris glacial ne soit pas un masque. Il y a là une gageure peut-être, et je ne sais si M. Gutzkow l’a gagnée dans son pays, mais il me permettra de ne pas prendre au sérieux sa maladie ; j’y vois trop l’effort et l’affectation. Les deux premiers écrits de M. Gutzkow, sa tragédie de Néron et son roman de Wally, expriment avec une énergie incontestable ce rôle dont il s’était chargé. Jamais l’ironie sanglante de Méphistophélès, jamais son insolente indifférence, n’ont été plus habilement reproduites. Je me trompe, Méphistophélès est dépassé : il agit, il désire, il a des intérêts à défendre, il sait haïr ; mais ce n’est point la haine qui inspire M. Gutzkow, ce n’est point une haine vigoureuse et où on sentirait battre son cœur : c’est le mépris, l’indifférence, l’ironie la plus sèche. Sa raillerie est pesante et glacée : les lèvres d’où elle tombe sont de marbre. Il faut voir dans ce drame de Néron avec quelle impitoyable dérision il peint les horreurs du monde romain. Les allusions qu’il fait à son époque sont manifestes. On sent à chaque pas l’intention formelle de comparer l’état actuel de nos esprits à l’abominable corruption du paganisme expirant. Si c’était là une satire véhémente, indignée, on pardonnerait à l’auteur son exagération ; ce qui le condamne, c’est son sang-froid et l’es-