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citer une littérature ? Il paraîtra toujours singulier qu’un écrivain, persuadé qu’il faut représenter son époque, cherche d’abord quelle est l’idée importante, la mission de son temps, et se prépare ensuite à représenter cette idée. C’est le privilége du génie d’exprimer son temps sans le vouloir, sans le savoir ; dans une sphère moindre, le talent, sans y prétendre, peut y réussir aussi. Quant à ces sortes de recettes, elles ne peuvent guère produire que des écrivains ridicules et des œuvres factices. En France, au XVIIIe siècle, lorsqu’une époque de lutte succéda au règne souverain des lettres, lorsque la poésie et l’imagination, après le royal développement du grand siècle, durent se transformer pour agir et prendre une vive part aux combats de chaque jour, on ne vit personne, si je m’en souviens, disserter ingénieusement sur la situation nouvelle et indiquer aux écrivains les formes qui convenaient désormais à leur pensée. On ne s’entendit pas pour réformer la langue, et ce ne fut pas pour obéir à un mot d’ordre qu’il y eut tant d’audace et de promptitude dans les esprits. Non ; mais les idées d’une époque nouvelle saisissant vivement les écrivains d’alors, la langue fut transformée par cela même ; elle acquit, sans les chercher, des beautés inconnues ; elle fut nette, rapide, agile, étincelante, redoutable. Voilà comment naît et s’organise une forte littérature ; elle sort librement du mouvement même des idées. Je sais bien que, plusieurs années déjà avant l’ouvrage de M. Wienbarg, M. Heine avait donné le premier exemple de cet humour si fort recommandé par le jeune et ardent critique ; mais cet humour, cette saillie imprévue, qui fait l’originalité réelle de M. Heine, peut-elle s’indiquer comme une forme nécessaire ? Parce que M. Heine venait d’annoncer l’esprit nouveau avec la moquerie libre et charmante qui a donné tant d’éclat à ses débuts, est-ce à dire que cette ironie, que cette grace de l’esprit, cette chose légère, capricieuse, fugitive, puisse être indiquée à chacun comme l’arme commune ? Ces choses-là s’enseignent-elles et discipline-t-on ce qu’il y a de plus insaisissable dans l’imagination ? En prêchant ainsi cette ironie qu’il avait admirée dans les Reisebilder de M. Heine, M. Wienbarg ne s’apercevait-il pas qu’il ouvrait la porte à toute une foule d’écrivains imitateurs, déterminés d’avance à une tâche où l’inspiration est indispensable, et qui, le plus sérieusement du monde, avaient pris la ferme résolution d’être toujours de très spirituels humoristes ?

Je ne voudrais pas railler, je ne voudrais rien dire qui pût diminuer dans l’esprit du lecteur la sincère estime que j’ai pour le talent de M. Wienbarg. Il s’est trompé, je le crois. Qui ne se trompe dans