Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 4.djvu/984

Cette page a été validée par deux contributeurs.
978
REVUE DES DEUX MONDES.

soixante-huit moines, cent soixante soldats, et cinquante nobles avec leurs familles, en tout quatre cents hommes en état de porter les armes. D’après la loi martiale de l’époque, une garnison qui défendait une place incapable de résister était passée au fil de l’épée. Les Suédois étaient très cruels, et détestaient particulièrement les moines. Les religieux savaient donc ce qui les attendait. Il y avait aussi dans la forteresse une foule de femmes, de vieillards et d’enfans, accourus de tous côtés pour se mettre à l’abri des violences de la soldatesque. Le général fit ouvrir la tranchée. Toutes les espérances humaines des moines reposaient sur la petite armée du général Tscharneski ; mais ce corps, après avoir quitté Cracovie sur la foi d’un armistice, fut assailli et désarmé. On amena ces troupes en triomphe sous les yeux des assiégés. À cette vue, la garnison perdit courage, se révolta, et demanda au prieur de capituler. Kordecki fit arrêter le commandant, chassa quelques canonniers, envoya dans chaque détachement des théologiens éloquens pour ranimer les soldats, augmenta la solde de la troupe et lui fit de nouveau jurer fidélité. Ces mesures prises, Kordecki soutint un nouvel assaut. Au plus fort de la canonnade, pendant que les soldats faisaient leur service, les uns auprès des canons, les autres sur les toits pour empêcher l’incendie, tout à coup une musique céleste retentit au haut des airs comme un hosanna de victoire. L’orchestre et les chantres du couvent étaient montés au sommet de la tour et entonnaient, par-dessus le bruit du combat, le cantique de la Vierge. Cette musique donna aux Polonais joie et ardeur ; elle empêcha aussi les blasphèmes des Suédois d’arriver aux oreilles des femmes, et l’on décida que le même hymne serait entonné sur la tour aux heures du plus grand danger.

Le général suédois fit alors venir de l’artillerie de siége. Les nobles eux-mêmes perdirent tout espoir et voulurent à leur tour capituler. Ils menacèrent plusieurs fois de quitter le couvent. Des nouvelles désolantes arrivaient de toutes parts. Les moines les plus jeunes, dont la foi était moins éprouvée, finirent aussi par trouver la défense impossible. Enfin les nobles de la province accoururent redemander leurs femmes et leurs enfans pour les sauver des périls d’une prise d’assaut. Kordecki eut encore à résister aux cris et aux larmes de ceux qui venaient réclamer leurs familles. Il eut la force de ne pas fléchir. Il prévoyait que, si quelqu’un s’éloignait de la forteresse, les soldats perdraient toute confiance. Il ne laissa sortir personne. Ce courage étonnait les ennemis. Le général Miller, qui se moquait des miracles, croyait à la magie ; il avait peur des visions, et prenait les moines pour des sorciers. Les Cosaques et les Polonais qui servaient avec les Suédois cherchaient, après les assauts, à obtenir l’entrée du couvent pour faire leurs dévotions à la Vierge. Enfin on apprit un jour de fête que Tscharneski faisait quelques tentatives pour chasser les Suédois de la grande Pologne, que le roi passait la frontière, que les soldats, honteux de voir une petite forteresse résister plusieurs mois, quittaient le drapeau ennemi. Des troupes s’avancèrent au secours du couvent, et Miller dut lever le siége après des pertes considérables.