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Et ce n’est pas dans les villes seulement que l’on rencontre ces inégalités monstrueuses. Les campagnes offrent aussi l’image de la misère la plus étonnante à côté du luxe le plus florissant. Il n’y a pas de contrée au monde où l’on ait séparé par de plus grandes distances les diverses régions de la société. On peut interdire au peuple la propriété ; on ne peut lui refuser les conditions de la croissance, du mouvement, de la respiration. Traiter les ouvriers des villes plus mal que les détenus sur les pontons ; créer un état social dont le résultat est qu’un grand seigneur peut vivre en moyenne jusqu’à cinquante-cinq ans, pendant qu’un ouvrier, dans certaines villes, ne vit pas au-delà de quinze ans ; réserver l’âge de la force et celui de la sagesse pour une seule classe d’hommes, en réduire une autre à une perpétuelle enfance, n’est-ce pas détruire les générations dans leur germe et renouveler en quelque sorte, au milieu du XIXe siècle, cet arrêt d’un Pharaon qui condamnait tous les premiers-nés d’un peuple à périr ?

Le recensement de 1841 attribue à Londres une population de 1,870,727 habitans, répandus sur une surface de vingt milles carrés. En dix années, et malgré une mortalité que l’on peut considérer comme élevée, cette population s’est accrue de trois cent mille ames. La fécondité des mariages a plus que comblé les vides faits par les épidémies. Est-ce là un évènement dont on doive se féliciter ou s’enorgueillir ? Ne vaudrait-il pas mieux au contraire que le nombre des habitans demeurât stationnaire, dans une ville où si peu d’enfans atteignent l’âge viril, et où l’énergie vitale s’épuise en moyenne, dans l’homme, après une durée de quinze à vingt années ? Les philosophes du XVIIIe siècle déclamaient contre les grandes villes, dans lesquelles ils voyaient autant de foyers de vice et de corruption. Que dirait Jean-Jacques Rousseau, s’il avait aujourd’hui sous les yeux la capitale de l’Angleterre, et s’il venait à se convaincre que le séjour n’en est pas moins funeste à la vigueur du corps qu’à la pureté des mœurs ? Le système qui préside à l’administration de Londres est à coup sûr l’argument le plus fort que l’on puisse invoquer contre l’existence de ces immenses capitales dans lesquelles un pays entier ne se résume peut-être que pour s’abîmer


Léon Faucher.