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remettent en honneur leurs anciennes coutumes ; ils rapprennent leurs vieilles chansons. Savans, publicistes, poètes, attisent dans les cœurs le patriotisme, et provoquent une insurrection pacifique, mais résolue, contre l’influence allemande. Les peuples les plus braves de la Turquie, Bosniaques, Serbes, Albanais, sont Slaves ; le même désir d’indépendance les anime ; ils sentent leur force et la faiblesse de leurs maîtres, et ils s’agitent comme un camp au réveil. La Pologne enfin, que l’on croyait perdue, grandit de cœur dans son martyre ; elle garde une indestructible espérance, et cette généreuse nation tombée, mais non pas déchue, donne, en ce siècle de calcul et d’égoïsme, l’exemple de l’enthousiasme et du dévouement. Ainsi, des bords de la mer Blanche aux falaises de l’Adriatique, et des Alpes orientales à l’Oural, les peuples sont ébranlés : ici, c’est un empire qui marche à la souveraineté du monde ; là, une infortune héroïque ; ailleurs, des vaincus qui frémissent contre le joug ou l’ont déjà secoué, et partout également une émotion profonde, l’élan vers des destinées nouvelles, une solennelle attente de l’avenir. Une race entière prend son essor. C’est là plus qu’un évènement politique ; c’est aussi une révolution morale qui semble commencer dans une moitié de l’Europe.

La question slave touche à toutes les grandes questions de l’époque. On la connaît mal cependant. On s’est peu occupé encore de ces nouveaux arrivans de l’histoire, restés en partie à demi barbares, et dont les plus avancés s’empressaient hier à nous copier. Tout se passe d’ailleurs avec tant de mystère dans ce monde slave, si différent et pourtant si voisin du nôtre. Quelquefois un bruit nous en arrive ; puis tout redevient silencieux, jusqu’à ce qu’un évènement soudain nous apprenne en éclatant ce qui se préparait, à notre insu, parmi ces peuples. L’attention se tourne enfin sérieusement vers eux ; on les visite, on s’informe avec curiosité de tout ce qui les regarde, on commence à apprendre leurs langues, et les gouvernemens sentent le devoir de favoriser des études dont l’intérêt devient général.

Dans plusieurs universités d’Allemagne, à Berlin, à Breslau, à Leipzig, à Erlangen, on a fondé des chaires de littérature slave. Le collége de France en possède une depuis trois ans, et c’est la plus importante de celles qu’on a créées ; elle excite les vives espérances des Slaves ; elle est presqu’une institution nationale pour eux. On y a appelé M. Mickiewicz, leur premier poète, et cette chaire est la seule où ils puissent s’expliquer avec une entière franchise. Sur leur immense territoire, il n’y a pas une place où la parole soit libre. L’Autriche a sa censure, et la Russie n’est qu’une vaste bastille. Le gouvernement russe mutile les documens, ordonne le mensonge, impose le silence. Il n’est pas permis de dire la vérité sur la maison régnante. Karamsin était trop honnête homme pour en écrire l’histoire, même sous Alexandre ; il n’a conduit son ouvrage que jusqu’à l’avénement des Romanow. On n’ose, dans les colléges, parler des faits les plus notoires. Il y est convenu, par exemple, de dire que Paul mourut d’apoplexie, quand personne n’ignore sa fin tragique. Un professeur racontait un jour cette mort, les larmes aux yeux,