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Ce qui avait le plus choqué Leibnitz dans la philosophie de Descartes c’était la passivité des substances. Descartes n’avait pas absorbé la matière dans l’esprit, mais il avait fait l’esprit aussi passif que la matière. Leibnitz voulut renverser ce système d’un seul coup d’autorité et de génie, et il affirma l’activité des substances. Pour lui, tous les êtres possibles sont des forces, des causes. Le monde est l’agrégation de ces causes et de ces forces. On pourrait dire que le système des monades de Leibnitz est une sorte de polythéisme métaphysique.

La liberté, si compromise, suivant plusieurs, par Descartes et Spinoza, est donc sauvée par Leibnitz ? Non, et la voilà encore une fois subordonnée aux convenances de l’ordre et de l’unité ; car enfin toutes ces substances ont sans doute une action les unes sur les autres, l’esprit et la matière s’influencent mutuellement, et toutes les forces éparses dans l’univers sont aux prises. Qui nous préservera de l’anarchie ? Une harmonie divine. Ici tout change ; en effet, de la sphère de la liberté nous tombons sous l’empire d’une fatalité providentielle et absolue. Voici comment. Les substances sont actives, de plus elles sont indépendantes : c’est-à-dire que, suivant Leibnitz, et non pas suivant la réalité, elles n’agissent pas les unes sur les autres. C’est Dieu (pour le coup, voilà bien Deus ex machinâ !), c’est Dieu qui a réglé d’avance tous les rapports, et qui gouverne le monde par une harmonie préétablie.

L’histoire des idées, comme toutes les autres histoires, offre des accidens comiques. Leibnitz, qui avait voulu, dans l’intérêt de la religion, châtier le système de Descartes par le retranchement de ses erreurs, arrive de conséquence en conséquence à sa célèbre conclusion de l’optimisme : c’est-à-dire qu’il ôte à Dieu toute liberté, car il déclare que Dieu n’a pu faire que ce qu’il a fait, et qu’il a tout fait pour le mieux. Dieu, en vertu même de sa raison divine, a été obligé de former le meilleur univers possible. Et cependant, avec son optimisme, Leibnitz se croyait chrétien !

Si Leibnitz parvint, vers la fin du XVIIe siècle, à contrebalancer l’influence de Descartes, ce n’est pas tant par ses idées dogmatiques que par sa vaste et intelligente érudition dans l’histoire de la philosophie. Descartes, Malebranche et Locke, chacun par des motifs et dans des degrés différens, avaient inspiré à leurs contemporains un certain mépris de la sagesse antique. Leibnitz la remit en honneur, Ce grand esprit n’accepta pas le rôle usé de la révolte contre Aristote. M. Bordas-Demoulin prétend que Leibnitz ne s’occupa de lo-