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porte, ou bien elles brodent, les fenêtres ouvertes, pour mieux voir la foule. Les marchands de comestibles étalent leurs fourneaux en plein air. L’odeur des légumes et des poissons que l’on jette dans la poêle à frire remplit les carrefours. Les revendeuses de fruits et les brocanteurs d’habits sollicitent les passans. Les cris des marchands, le bruit des colloques engagés sur la voie publique ou de fenêtre à fenêtre, les rixes des enfans, les chants qui s’élèvent des cabarets, tout cela compose un ensemble dont la gaieté méridionale étourdit le spectateur, au point de lui faire douter s’il est à deux pas de la Tour et sur la lisière de la Cité.

Pour juger cette population à l’œuvre, il faut aller voir le marché, ou plutôt la foire aux chiffons (rag fair). L’usage existait déjà, et l’endroit était bien connu, il y a cent cinquante ans ; car Daniel de Foë y fait arrêter par la police le héros d’un de ses romans, le colonel Jack. Et en effet, les scènes qui s’y passent semblent appartenir à des temps assez éloignés de notre civilisation. Le marché se tient dans un espace ouvert entre des décombres, et auquel deux étroites ruelles donnent accès. Une halle couverte en occupe le centre ; mais la foule qui l’assiége est telle que le plus grand nombre des achats et des ventes s’y font en camp volant. Vers quatre heures de l’après-midi, la foire des chiffons commence à s’animer. Deux à trois mille juifs couvrent la place, tour à tour acheteurs et vendeurs des mêmes objets. Il faut voir de quel air sérieux et en quels termes pompeux ils vantent la plus misérable marchandise. « Excellent vêtement, et de qualité superfine ! » s’écrie l’un en montrant une redingote usée sur toutes les coutures, et qui a passé du maître au domestique avant de tomber dans le domaine du fripier. « Splendide chapeau, robe délicieuse ! » dit un autre, en étalant quelque soierie fanée qui a servi à trois générations. Pourtant chacun de ces haillons a son prix, toute chose trouve un acheteur, et l’on ne dédaigne pas d’empiler de pareilles marchandises dans les caves des rues voisines, qui sont transformées en magasins. Le marché aux chiffons a ses alternatives de hausse et de baisse, comme la Bourse où se cotent les fonds publics. Là comme ailleurs, le prix dépend de l’abondance ou de la rareté de la marchandise, et, les pourvoyeurs arrivant de minute en minute, courbés sous leurs énormes besaces, les quantités disponibles, le stock varie à chaque instant. Quant aux tours de passe-passe qui sembleraient à craindre dans une telle réunion, ils sont extrêmement rares ; les juifs qui fréquentent ce marché ne peuvent pas se voler, car ils se connaissent tous.

On comprend maintenant l’existence des juifs à White-Chapel. Ces