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ÉTUDES SUR L’ANGLETERRE.

depuis onze ans, leur correspondance d’amour n’a pas été interrompue un moment. L’épreuve n’a coûté ni à l’un ni à l’autre, et tous deux demeurent fidèles comme au premier jour. Après avoir échoué plusieurs fois dans ses projets d’ambition, l’infatigable avocat qui, le jour où elle sera libre, veut pouvoir offrir à sa maîtresse un nom, la fortune, une grande position, l’avocat Savaron est venu tenter encore une fois la lutte sur un autre terrain. C’est en vue de la députation qu’il s’est établi en province, et il touche presque à l’accomplissement de ses désirs. La connaissance dérobée de ces secrets ne fait qu’enflammer la jalouse passion de Rosalie ; plus elle se réjouit des lettres brûlantes qu’on lui livre, plus son exaltation redouble. L’élection de Savaron comme député de Besançon était assurée, on était à la veille du vote, quand un billet d’Italie arriva, qui annonçait la mort subite du duc d’Argaiolo. Dans cette décisive conjoncture, Rosalie n’hésita point : elle supprima désormais les lettres des deux amans, et, simulant l’écriture de l’avocat, elle écrivit à la duchesse comme pour rompre, sous le premier prétexte, une liaison qui avait résisté à tant d’épreuves. Quelques jours se passèrent de la sorte dans le silence ; Savaron était en proie à de mortelles inquiétudes. Enfin il apprit par le journal que la duchesse d’Argaiolo venait d’épouser en secondes noces le duc de Rhétoré. À ce coup inattendu, le député de demain quitta brusquement Besançon et n’y reparut jamais. Bientôt après, Mlle Rosalie de Watteville, apprit que M. Savaron avait fait ses vœux à la Grande-Chartreuse. L’impitoyable fille ne se crut pas encore assez vengée : sachant que la duchesse était alors à Paris, elle entreprit le voyage exprès pour remettre elle-même à sa victime les lettres supprimées par elle, et qui établissaient que ce n’était point là une perfidie d’amant, mais une vengeance de rivale. À son retour, Mlle de Watteville fut mutilée par l’explosion d’un des bateaux à vapeur de la Loire. Aujourd’hui triste, défigurée, pleine de funèbres souvenirs, elle vit dans la solitude. Devenue veuve, la mère de Rosalie vient d’épouser M. de Soulas, dont sa fille naguère avait refusé la main.

J’ai voulu, par une première analyse, laisser au lecteur son libre jugement. Voilà où en est tombé M. de Balzac. Non-seulement ce ne sont plus des caractères, des sentimens, des mœurs véritables qu’il peint, mais son imagination est même à bout de ces vulgaires combinaisons du drame par lesquelles il est si facile à un écrivain exercé de renouveler l’intérêt qui faiblit. Une duchesse qui attend la mort de son mari pour épouser un inconnu qu’elle a rencontré en voyage ; un avocat de Paris qui va s’établir dans une ville de province qu’il n’a jamais vue, afin de s’y faire nommer député ; une jeune fille qui corrompt la fidélité d’un domestique, qui vole des lettres, qui fait un faux et qui enfin tue moralement deux personnes pour se venger d’un amour qu’elle ressent seule et que sa victime ignore : tels sont les étranges héros de Rosalie. Jamais l’auteur d’Eugénie Grandet n’était à beaucoup près descendu si bas, et il se trouve, par malheur, que la pauvreté de la mise en œuvre correspond trop bien à la bizarre insignifiance de la conception. Le