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Voilà, direz-vous, un parleur qui fait assez vite son chemin en province : la fable pourtant n’a rien encore qui puisse décidément choquer ; ayez patience. Cette petite fille de tout à l’heure qui baissait les yeux si timidement et sur l’intervention de laquelle vous ne comptiez guère, cette petite fille va faire des siennes. Prenez garde, c’est une héroïne très délurée sous ses airs craintifs : il en faut tout attendre. Mlle Rosalie de Watteville n’a jamais échangé, il est vrai, le moindre mot avec M. Savaron ; cependant elle a entendu tant de fois, dans les salons de sa mère, l’éloge du brillant avocat, qu’une vive sympathie éclate en son cœur. Rosalie ne cherche pas à réprimer cette passion naissante ; elle se dit tout simplement qu’il serait assez agréable de pouvoir considérer de son jardin les fenêtres de celui qu’elle aime, et voilà aussitôt notre belle enfant qui persuade à son père de faire bâtir un kiosque au milieu de ses parterres. Innocente ruse, recette excellente, n’est-ce pas, pour faire ses regards complices de ses affections ? Après tout, je ne vois pas grand mal à cela, et la supercherie n’a rien encore de bien criminel ; mais lorgner les jalousies lointaines d’un appartement, voir une ombre passer, puis la lampe s’éteindre après une longue veille, assurément c’est là un bonheur insuffisant pour une ame qui s’abandonne d’elle-même au délire d’une passion sans frein. Aussi Rosalie s’aperçoit-elle bientôt que le moyen est insuffisant. Que faire donc ? et quelle stratégique combinaison réussira à attirer un roturier comme M. Savaron dans les aristocratiques salons de Mme de Watteville ? Rien n’est plus simple vraiment. Il s’agit d’un avocat : ayons un procès. Rosalie, qui a l’oreille de son père, lui persuade de plaider ; naturellement M. de Watteville prendra le meilleur organe du barreau, et de la sorte M. Savaron aura ses entrées.

Une fois en si beau chemin, la jeune fille ne s’arrête pas. Il y a dans la vie de l’homme qu’elle poursuit à travers tous les obstacles, quelque chose de mystérieux qui l’inquiète, un secret qu’elle veut à tout prix pénétrer. Pour un pareil but, tous les moyens seront bons. Rosalie a précisément découvert qu’une intrigue galante existe depuis quelque temps entre Jérôme, le domestique de Savaron, et Manette, la femme de chambre de sa mère. Aussitôt viennent les menaces, les promesses, et l’innocente enfant corrompt, sans plus de façon, le valet de chambre de celui qu’elle continue d’aimer plus que jamais sans qu’il s’en doute. Dès-lors, les lettres que reçoit, les lettres qu’écrit Savaron, sont remises furtivement à Rosalie, qui les ouvre sans scrupule. La conduite inexplicable, l’étrange destinée de l’avocat, se révèlent alors à Mlle de Watteville avec leur vraie cause et dans leurs plus intimes détails. Le secret, c’est que Savaron aime, c’est qu’il est aimé. Durant un voyage fait autrefois en Italie, une femme belle, adorable, pleine de passion, s’est rencontrée devant lui, et, comme un poète, il lui a voué sa vie à jamais. Toutefois il reste un petit inconvénient : la duchesse d’Argaiolo n’est pas libre, et il faut attendre patiemment la mort d’un vieux mari podagre, avant que l’union projetée puisse s’accomplir. Depuis onze ans, Savaron a quitté la duchesse ;