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mesure, dans cette dispersion sans relâche, l’habile dramaturge n’a-t-il pas compromis pour le drame ce même talent que l’habile romancier compromettait pour le roman ? À lire les derniers volumes de M. de Balzac, à entendre ces vaudevilles et ces mélodrames que M. Dumas ne craint plus de risquer sur les scènes du boulevard, il faudrait plus que de l’optimisme pour se refuser à le reconnaître.

Mais tenons-nous au roman. Les derniers volumes échappés à la plume de M. de Balzac et de M. Frédéric Soulié suffiraient à nous convaincre, dès le premier regard, que ces inépuisables conteurs d’autrefois en sont maintenant aux expédiens, et cherchent en vain à déguiser l’épuisement de leur imagination, à renouveler par l’effort cette source désormais tarie. Il y a eu au moins, dans le retentissement qui s’est fait autour des Mystères de Paris, un résultat suprême qu’on ne saurait contester : c’est la substitution de M. Eugène Sue à M. Soulié et à M. de Balzac sur le trône du roman-feuilleton Il faut d’abord constater ce changement de dynastie ; il faut enregistrer le sort des vaincus, sauf à dire demain notre avis sur le vainqueur, sauf à ranger plus tard à sa vraie place le dernier venu de ces suzerains de papier, dont l’empire est aussi capricieux, aussi durable à peu près que le sont les fantaisies de la curiosité publique et les bizarres engouemens de la mode. On ne serait pas édifié d’ailleurs sur cette petite révolution, que le titre même des plus récens écrits de M. de Balzac et de M. Soulié suffirait à attester la chose. D’eux-mêmes, en effet, ils semblent en convenir, d’eux-mêmes ils courbent le front devant ce maître nouveau, qui s’avance en triomphateur, porté sur le pavois du feuilleton par un journal grave, qui, jusque-là avait prétendu diriger et contenir l’opinion, au lieu de se mettre simplement à sa remorque. Voyant que M. Sue était applaudi de la foule, et tenait haut la bannière bariolée des Mystères de Paris, M. de Balzac et M. Soulié ont renoncé subitement à tout amour-propre, et les voilà aujourd’hui qui viennent humblement recevoir l’investiture des mains du nouveau monarque. L’abdication semblera à tous évidente et complète. Le croirait-on ? c’est sous le titre collectif de Mystères de la Province qu’ont paru et le dernier roman de l’auteur des Scènes de la Vie parisienne et le dernier ouvrage de l’auteur des Mémoires du Diable. Il faut voir là, sans contredit, le plus grand succès qu’ait encore obtenu M. Sue. Mettre ses rivaux à ses pieds, les voir vêtus de ses couleurs, parés de sa cocarde, enrôlés à sa suite, quoi, je le demande, de plus significatif ? Rois hier, sujets aujourd’hui, nous venons à peine à temps pour noter ce changement de règne. Avant de régler nos comptes avec le vainqueur, qu’on nous permette au moins d’ensevelir les morts ; ce sera vite fait. Mais ne sommes-nous point trop sévère à l’égard de M. Sue ? Aujourd’hui, nous n’avons pas le droit de lui en vouloir. Voilà que M. de Balzac, M. Soulié et leurs collaborateurs des Mystères de la Province ne savent pas obtenir tous ensemble la vingtième partie du succès qu’enlève à lui seul M. Eugène Sue. Ce contraste frappant est après tout le résultat le plus clair, le moins