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MORALISTES DE LA FRANCE.

patrons que sous l’habit noir serré du ministre ; mais c’était à condition toujours de n’en rien laisser passer[1]. Il revint d’Italie avec ce pli romain très marqué. Ses amis, au retour, s’aperçurent d’un changement en lui. Tout en restant bon et simple d’ailleurs, sa prudence s’était fort raffinée. Dans l’habitude de la vie, il ne se confiait à personne, — « à personne, hormis à M. Moreau et à moi, nous dit Guy Patin ; et, quand il avoit reconnu la moindre chose dans quelqu’un, il n’en revenoit jamais : sentiment qu’il avoit pris des Italiens. »

La mort trop prompte du cardinal de Bagni, en juillet 1641, laissa Naudé au dépourvu et comme naufragé sur le rivage. Le cardinal Antoine Barberin le prit alors à son service et le recueillit avec un empressement affectueux. L’étoile de Naudé le voua toute sa vie aux éminentissimes. Rappelé l’année suivante en France pour être bibliothécaire du cardinal-ministre, il ne quitta Rome que comblé des bienfaits de son dernier patron. Pourtant il semble que cette perte inopinée du cardinal de Bagni ait laissé des traces dans son humeur. Il considéra dès lors sa fortune comme un peu manquée ; il reconnut qu’après avoir tant usé de lui, de sa science et de ses services, on ne lui avait ménagé aucun sort pour l’avenir ; il en devint disposé à se plaindre quelquefois de la destinée plus qu’il n’avait coutume de faire auparavant[2]. Nous le rencontrons fréquemment les années suivantes dans les lettres de Guy Patin, et c’est à cette date seulement que la petite société de Gentilly commence. Mais, à travers ses re-

  1. Dans une page du Mascurat (190) ; on voit trop bien en quel sens Naudé est catholique et soumis à l’Église ; c’est de la même manière et dans le même esprit que Montaigne se déclarait contre les huguenots lorsqu’ils interprétaient les Écritures. La raison qu’allègue Naudé est un petit croc-en-jambe au fond. Mascurat répond à Saint-Ange, qui vient d’exprimer la conviction naïve qu’aucune doctrine pernicieuse ne saurait se fonder sur la sainte Écriture : « Si tu ajoutes bien entendue, dit Mascurat, je suis de ton côté ; mais, à faute de suivre l’interprétation que la seule Église catholique donne à ces livres sacrés, ils sont bien souvent causes de beaucoup de désordres, tant ès mœurs à cause du livre des Rois et autres pièces du Vieil Testament, qu’en la doctrine, laquelle est bien embrouillée dans le Nouveau et par les Épîtres de saint Paul principalement : Mare enim est Scriptura divina, habens in se sensus profundos et altitudinem propheticorum enigmatum, comme disoit saint Ambroise » Quand j’entends un sceptique citer si respectueusement un grand saint, je me dis qu’il y a anguille sous roche.
  2. Une lettre de lui à Peiresc, du 20 juillet 1634 (Correspondance de Peiresc tome 10, manuscrits de la Bibliothèque du Roi), nous trahit le secret de toutes les démarches, sollicitations et suppliques trop peu dignes auxquelles la nécessité et la peur de manquer poussaient Naudé en terre étrangère : il subit l’air du pays.