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enchaînés qu’on ne sépare pas. Les hérétiques donc (moyennant quelques précautions de forme) s’avancent à distance respectueuse des orthodoxes. À côté des anciens qu’il vénère, il n’oublie les novateurs qui le font penser, qui lui suggèrent toutes les conceptions imaginables, et surtout lui ôtent l’admiration, ce vrai signe de notre faiblesse. Plus loin, il s’élève contre les préventions et les exclusions en fait de livres, « comme si ce n’étoit, dit-il, d’un homme sage et prudent de parler de toutes choses avec indifférence… » Et à la fin il parvient à nous glisser encore sa conclusion favorite, à savoir « le bon droit des Pyrrhoniens fondé sur l’ignorance de tous les hommes. » En étudiant beaucoup un érudit qui, certes, a du rapport avec Naudé, il m’a de plus en plus semblé que M. Daunou était l’héritier direct, le rédacteur accompli (non inventeur), et en quelque sorte le secrétaire posthume du XVIIIe siècle. Eh bien ! Naudé peut être dit non moins exactement le bibliothécaire du XVIe ; il en recueille et en classe les livres, et, en les rangeant, il se donne le spectacle de cette grande mêlée de l’esprit humain. La reprise moderne des vieux systèmes lui remet en mémoire ces deux cent quatre-vingts sectes de l’antiquité toutes fondées sur la recherche et la définition du souverain Bien. Sa philosophie de l’histoire est des plus simples, et n’en est peut-être pas moins vraie pour cela. À propos des trains et des vogues d’idées qui se succèdent depuis deux mille ans, vogue platonicienne, aristotélique, scholastique, hérétique et de renaissance, Naudé se borne à remarquer que le même train de doctrine dure jusqu’à ce que vienne un individu qui lui donne puissamment du coude et en installe un autre à la place. Et c’est l’ordinaire des esprits, dit-il, de suivre ces fougues et changemens divers, comme le poisson fait la marée. Aussi, quand la marée se retire, il en reste quelques-uns sur la grève et des plus beaux : les gens du rivage en font leur profit et les dépècent[1].

  1. Il s’élève pourtant de ton en revenant sur ce sujet favori des révolutions d’idées, au chapitre VI de son Addition à l’Histoire de Louis XI. Ayant recommencé à parler de cette grande roue des siècles qui fait paraître, mourir et renaître chacun à son tour sur le théâtre du monde, « si tant est que la terre ne tourne, dit-il (car il n’a garde d’en être tout-à-fait aussi sûr que Copernic et Galilée), au moins faut-il avouer que non-seulement les cieux, mais toutes choses, se virent et tournent à l’environ d’icelle. » Et citant Velleius Paterculus, lequel est avec Sénèque un vrai penseur moderne entre les anciens, il en vient à admirer la conjonction merveilleuse qui se fait à de certains momens, et la conspiration active de tous les esprits inventeurs et producteurs éclatant à la fois ; mais cela ne dure que peu ; la lumière, si pleine tout à l’heure, ne tarde pas à pâlir,