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MORALISTES DE LA FRANCE.

et pour ce qui est d’innover et de renchérir en fait de système, s’il avait jamais pensé à le faire, c’eût été dans les lignes mêmes et comme dans la poussée du XVIe siècle, en reprenant quelque grande conception de l’antiquité et en greffant la hardiesse sur l’érudition. Mais, s’il eut à un moment ces velléités d’enthousiasme, comme semble l’attester son admiration de jeune homme pour Campanella, elles furent courtes chez lui ; il retomba vite à l’état de lecteur contemplatif et critique, notant et tirant la moralité de chaque chose, repassant tout bas les paroles des sages, et, pour vérité favorite, se donnant surtout le divertissement et le mépris de chaque erreur.

Naudé appartient essentiellement à cette race de sceptiques et académiques d’alors, dont on ne sait s’ils sont plus doctes ou plus penseurs, étudiant tout, doutant de tout entre eux, que Descartes est venu ruiner en établissant d’autorité une philosophie spiritualiste, croyante dans une certaine mesure, et capable de supporter le grand jour devant la religion[1]. À voir l’anarchie morale qui régnait durant le premier tiers du siècle, et l’impuissance d’en sortir en continuant la tradition, on apprécie l’importance de cette brusque réforme cartésienne à titre d’institution publique de la philosophie. Quant à l’autre espèce de sagesse plus à huis-clos et dans la chambre, qui ne s’enseigne pas, qui ne se professe pas, qui n’est pas une méthode, mais un résultat, pas un début ni une promesse, mais une habitude et une fin, et de laquelle il faut répéter avec Sénèque : Bona mens non emitur, non commodatur, c’est-à-dire qu’elle est une maturité toute personnelle de l’esprit, on peut s’en tenir à Gabriel Naudé.

Nul, en son temps, ne l’a pratiquée mieux que lui et dans les vraies conditions du genre, à petit bruit ; sans amour-propre, sans montre, à l’abri des gros livres et comme sous le triple retranchement des catalogues, car, avec lui, c’est derrière tout cela qu’il la faut chercher.

Au sortir de sa philosophie, pendant laquelle se noua sa liaison

  1. Le dernier des sceptiques érudits de cette race de Naudé et de beaucoup le plus mitigé et le plus élégant, quoiqu’au fond y tenant par les racines, c’est Huet, le très docte évêque d’Avranches. Il combattit Descartes sur la certitude et reprit en main la thèse de Sanchez : Quod nihil scitur. Mais chez Huet on peut dire que le scepticisme a moins l’air encore d’être déguisé qu’enchevêtré dans l’érudition ; on ne sait trop jusqu’où il l’étend et à quel point juste sa religion s’y concilie. Son manteau d’évêque recouvre presque tout. La portée réelle de son esprit est restée douteuse au milieu de cette immensité de savoir et de cette longanimité d’indifférence. Il y aurait un beau travail à faire sur lui.