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MORALISTES DE LA FRANCE.

quels hommes y ont passé, s’y sont assis à leur tour ; quels l’ont fondé, donjon ou clocher, maison d’étude ou de prière ; quels y ont gravé leur nom sur le mur, ou seulement y ont laissé un vague écho dans les bois. Ce passé une fois ressaisi, ces hôtes invisibles et silencieux une fois reconnus, on jouit mieux, ce semble, du séjour, on le possède alors véritablement et le Genius loci, que notre hommage a rendu propice, anime doucement chaque objet, y met l’ame secrète, et accompagne désormais tous nos pas. Ainsi surtout doit-on faire s’il s’agit d’un lieu de quelque renom, d’une fondation destinée précisément à perpétuer la mémoire des hommes et des choses. C’est ce que je n’ai eu garde de négliger pour notre bibliothèque Mazarine, depuis qu’un indulgent loisir m’y a fait asseoir, et que le régime du plus aimable des administrateurs nous y rend les douceurs d’Évandre ; je me suis senti sollicité du premier jour à rechercher l’histoire des prédécesseurs. Un de ces derniers, M. Petit-Radel, a écrit fort savamment (je dirais peut-être un autre mot si ce n’était, lui aussi, un ancêtre) l’historique de l’établissement qu’il administrait. Fondation de Mazarin, mais n’ayant été livrée au public dans le local et sous la forme actuelle que bien après lui, desservie durant tout le XVIIIe siècle par une dynastie purement théologique de docteurs en Sorbonne, cette bibliothèque s’ouvrit, au moment de la révolution, à des noms de conservateurs un peu mélangés. Là Sylvain Maréchal siégea ; il fallut purifier la place. Là, Palissot, vieillard souriant, revenu de la satire, se consola dans le voisinage de l’institut de ne pouvoir pas en être. Boufflers, nommé un instant pour lui succéder, en 1814, n’y parut jamais : il se contenta d’envoyer demander le premier jour, par un reste de vieille habitude, où étaient les écuries et remises du logement de Palissot, afin d’y loger sans doute les chevaux qu’il n’avait plus. Montjoie, l’auteur des Quatre Espagnols, si oublié, ne prit que le temps d’y entrer, de s’en réjouir et d’y mourir. Mais tous ces hôtes passagers qui ne pourraient qu’égayer d’une anecdote un fond si grave, que sont-ils auprès du fondateur même, je veux dire le bibliothécaire de Mazarin et le grand bibliographe d’alors, ce Gabriel Naudé dont le cachet est là partout sous nos yeux, dont l’esprit se représente à chaque instant dans le choix des livres et s’y peint comme dans son œuvre ? C’est à lui que je m’attacherai aujourd’hui moins encore au savant qu’à l’homme ; moi, le dernier venu et le plus indigne de sa postérité directe, je veux gagner mon titre d’héritier et lui consacrer, à lui le grand sceptique, cet article tout pieux, au moins en ce sens-là.